Sud contre sud :

les deux Provences

de Jean Giono et Henri Bosco


Communication adressée lors du colloque du « Centre des Ecrivains du Sud », Marseille, mars 2003



Christian Morzewski
Université d’Artois - Arras


           

La mise en perspective des œuvres de Giono et de Bosco n'a jusqu'à présent fait l'objet que d'études très ponctuelles et assez superficielles, ramenées le plus souvent à une approche antinomique de ces deux " génies du sud " - tempérament extraverti de l'un contre tempérament introverti de l'autre, pseudo-mysticisme de celui-ci contre non moins pseudo-panthéisme de celui-là, etc. Cette confrontation mérite d'être approfondie en particulier sous l'angle du rapport de ces deux œuvres au territoire - territoire référentiel autant que fictionnel, réel autant qu'imaginaire, sans qu'on puisse toujours très bien départager l'un de l'autre chez l'un et l'autre écrivain, trop commodément rassemblés pour le coup sous le calamiteux label de " chantres de la Provence "…

Peut-être faut-il commencer par rappeler le presque parfait synchronisme de ces deux œuvres : deux massifs romanesques de taille assez équivalente (sinon de morphologie et d'altitude), forts chacun d'une trentaine de romans publiés des années 30 à la fin des années 60, avec toutefois une postérité éditoriale étonnamment contrastée, surtout si l'on observe que c'est le même éditeur - Gallimard en l'occurrence - qui a présidé au destin de ces deux œuvres dans la fortune éditoriale desquelles il s'est ensuite très inégalement investi. Il serait d'ailleurs passionnant d'essayer d'en comprendre les raisons, en posant à part toute question de valeur littéraire intrinsèque de l'une et l'autre œuvre.

Aîné de Giono de quelques années, Henri Bosco est né en 1888, et a survécu à Giono jusqu'en 1976 ; si on laisse de côté, comme il nous y invite, ses premières tentatives romanesques des années 25-29 (Pierre Lampédouze, Irénée, Le Quartier de Sagesse), sa véritable carrière de romancier commence en 1932 avec Le Sanglier, à petit bruit certes mais avec un succès d'estime amplement mérité par ce fascinant récit, ancré au plus secret d'un Luberon déjà très intimement bosquien. Mais c'est dans les années 40 que Bosco conquiert la célébrité avec L'Ane Culotte dès 1937, Hyacinthe en 1940, et surtout Le Mas Théotime en 1945 puis Malicroix en 1948. La carrière romanesque de Bosco se poursuivra, aussi puissante que régulière, jusqu'à la fin des années 60 - avec L'Antiquaire en 1954, le cycle des Balesta de 57 à 62, et jusqu'au Récif en 1971 -, pour ne rien dire ici des " œuvres pour la jeunesse " de Bosco qui ont tant fait pour son paradoxal succès (L'Enfant et la rivière, 1945, Le Renard dans l'île, 1956…). La trajectoire de romancier de Giono est quant à elle suffisamment connue ici pour pouvoir être mise immédiatement en parallèle avec celle, exactement synchrone répétons-le, de Bosco - au point que les deux écrivains se soient retrouvés concurrents en 1953 au Grand Prix Littéraire de Monaco, Giono l'emportant sur Bosco, mais celui-ci obtenant quelques jours plus tard le Grand Prix National des Lettres.

Sur le plan spatial, il faudrait de la même manière remarquer l'assez exceptionnelle homotopie de ces deux œuvres, tant en termes de lieux décrits que de lieux d'écriture, très voisins sinon communs. On sait au demeurant avec quelle profondeur ces deux oeuvres se trouvent précisément implantées l'une et l'autre dans un espace qui ne se laisse à aucun moment oublier ni réduire au rôle de décor purement fonctionnel ou ornemental. Montagnes, collines, fleuves, rivières, chemins, maisons, jardins…, sont dès le titre les hôtes privilégiés de l'espace romanesque gionien aussi bien que bosquien, tous deux à l'évidence aussi précisément et fortement territorialisés l'un que l'autre, tout comme les deux écrivains ont pu donner l'impression d'être eux-mêmes ancrés, enracinés dans un pays dont ils étaient censés tirer leurs sujets, leurs personnages, leurs cadres, leur inspiration - d'où dans l'un et l'autre cas la tentation et le tenace malentendu d'une récupération régionaliste aussi aberrante que poisseuse .

Bosco, regrettant l'absence de relations suivies avec son voisin de Manosque, insistera à plusieurs reprises sur la proximité (pas seulement géographique) et la quasi-coïncidence de leurs lieux respectifs de résidence et d'écriture, et sur l'absence de toute solution de continuité réelle selon lui entre son territoire et celui de Giono :

A vol d'oiseau de Lourmarin jusqu'à Manosque il n'y a que
quatre ou cinq lieues. Et du Lubéron au plateau de Lure
aucune brèche ne tranche radicalement le double élan vers
l'est de ces deux masses minérales. Elle ne s'affrontent pas
mais se succèdent.

Mais la façon dont les deux voisins de Lourmarin (Vaucluse) et de Manosque (Basses-Alpes à l'époque) ont habité leur pays, séparés en effet par moins de cinquante kilomètres, mérite quelques précisions qui aideront accessoirement à comprendre l'absence de commerce des deux romanciers, en-deçà de leur profonde différence de tempérament et de génie. Alors que Giono, " voyageur immobile ", on le sait, n'a pratiquement jamais quitté son " Haut-Pays " provençal, Bosco en revanche, certes né en Avignon et mort à Nice, n'a jamais habité continûment Lourmarin, n'y étant venu qu'assez tardivement et ayant résidé pendant près de trente-cinq ans hors de France : en Italie tout d'abord, où il enseigne à l'Institut français de Naples de 1920 à 1930, puis au Maroc où il séjournera jusqu'en 1955. Constatation troublante (et parfois difficile à admettre) pour le lecteur de L'Ane Culotte, du Mas Théotime ou de Malicroix : la quasi-totalité des œuvres de Bosco (en particulier celles qui sont dites " chanter si bien la Provence "…) ont de fait été conçues sinon intégralement écrites à l'étranger - même si Bosco effectue bien sûr de fréquents retours en France, estivaux en particulier. Et, après son retour définitif au pays en 1955, Bosco n'établira en fait que ses " quartiers d'été " à Lourmarin, séjournant plus souvent à Nice : on comprend dès lors que les occasions pour lui et pour Giono de se côtoyer n'aient pu être si nombreuses, à supposer que tous deux en aient éprouvé le désir.

Dans son Diaire inédit, Bosco attestera de deux rencontres seulement en trente ans, l'une " venue du hasard " dans les rues de Manosque, à une époque indéterminée , mais postérieure à la première, en juillet 1929, à l'initiative de Giono semble-t-il, qui était venu à Lourmarin accompagné des frères Girieud, Maxime l'écrivain et Pierre le peintre. Peu de paroles ont été échangées entre Giono et Bosco, dont on pouvait penser qu'ils auraient tant de choses à se dire, tant " professionnellement " qu'humainement, à leurs débuts respectifs de carrière littéraire. Mais aucun courant de sympathie ni même de confraternité ne semble être passé entre eux lors de cette rencontre, au sujet de laquelle Giono est resté rigoureusement muet, Bosco disant de son côté avoir été surtout impressionné par le silence de Giono et par ses yeux, " colorés d'un bleu de lac ou de ciel, un bleu pour attirer beaucoup d'étoiles " :

Ce fut en 1929 (…), en juillet, à Lourmarin. Il y vint avec deux amis bas-alpins, les frères Girieud. (...) Je le revoyais bien assis entre ses amis, près de nous, au fond de l'auberge. Silencieux, un peu sur la défense, avec un air d'être en attente d'un événement intérieur. (...) le jour où Giono fut parmi nous, à Lourmarin, il garda le silence. Il écouta beaucoup, puis il s'en alla simplement. Il laissait l'impression d'un passage presque banal, sauf qu'on n'oubliait plus la limpidité de ses yeux. Son souvenir, c'était le bleu sidéral du regard. Aussi, quand je parle de lui, que j'ai trop peu connu, je ne puis m'empêcher d'évoquer ce regard. L'homme tient tout entier dans cette eau lumineuse.

Au delà des formules obligées de l'hommage posthume, Bosco redira à plusieurs reprises, en public et en privé, son admiration sincère et profonde pour l'oeuvre de son voisin de Manosque, qui ne semble pas avoir professé la même estime ni le même respect pour son " petit frère " de Lourmarin. Bosco ne se permettra de critique qu'au sujet du Contadour, après une visite ratée qu'il tenta d'y faire, sans doute en 1937 :

En compagnie de Jean Grenier nous sommes partis pour le Contadour où, disait-on, [Giono] avait établi ses quartiers d'été au milieu des pâtres. Mais à peine arrivés sur le bord du plateau, des disciples zélés nous découragèrent de poursuivre notre chemin. Nous eûmes le grand tort de ne pas passer outre. Il faut toujours passer outre, fût-ce de force, au zèle des disciples. Nous fûmes trop discrets. J'en ai aujourd'hui le plus vif regret.
Il ne me restait donc que la ressource de le lire. Ce que j'ai fait fidèlement jusqu'à ce jour.

Bosco s'en vengera, on le sait sans doute, avec beaucoup de drôlerie en éreintant les zélateurs du " Maître " dans une lettre à son ami Gabriel Audisio en date du 24 septembre 1937 :

Je suis allé au Contadour. Triste. Ils sont tous pelés, et on voit leurs vertèbres. Le Pape ne s'est pas montré. " Il dîne à sept kilomètres, chez les bergers ", nous a-t-on dit. Ils étaient cinquante. Un seul avait du ventre. Et ils ne se lavent pas. Il n'y a pas d'eau.


Lure vs. Luberon, Rhône vs. Durance


Aussi proches l'un de l'autre, dans l'espace et dans le temps du moins, et potentiellement concurrents sur le même " terroir " autant que sur le même " secteur " littéraires, Bosco et Giono semblent ensuite n'avoir eu de cesse que de se démarquer et se dissimiler territorialement et littérairement dans la peinture qu'ils feront l'un et l'autre de leur pays respectif, et ce aussi bien dans leurs oeuvres romanesques que dans les nombreux essais, articles et textes documentaires ou touristiques divers qu'ils ont tous deux écrits.

Ainsi vont-ils donner l'impression, au sein d'un terroir communément amalgamé sous le nom de " Provence ", de s'être progressivement délimité chacun un fief dont l'analyse relèverait davantage de la psychologie des profondeurs que de la géographie, et qui autour de quelques hauts-lieux assez symétriques en apparence (Lourmarin et le Luberon / le Contadour et la montagne de Lure) semble avoir rayonné dans des directions elles aussi divergentes, voire diamétralement opposées (pour Bosco, plutôt l'aval, l'adret, le méridional / plutôt l'amont, l'ubac, l'alpin pour Giono). Même si cet azimutage est surtout symbolique, il se traduit parfois aussi dans l'espace réel investi par ces écrivains, magnétisant leurs terroirs respectifs d'une charge très nettement polarisée dans chaque cas.

Si Giono a toujours refusé ou esquivé la confrontation ou le parallèle avec Bosco , ce dernier en revanche, après avoir affirmé qu'il avait en partage le même territoire que son voisin de Manosque, va finir par brosser une sorte de géographie contrastive de leurs deux terroirs. Dans le très beau texte d'hommage à Giono déjà cité, où l'on a compris qu'au-delà des pays et bien davantage qu'eux, c'étaient de fait les deux oeuvres qui se trouvaient confrontées, Bosco va toutefois diagnostiquer, à défaut de " brèche " véritable entre eux, du moins une coupure invisible, " sensible à qui accomplit lentement le voyage ", et entraînant progressivement un " changement de terre, d'air, de lumière, et peut-être de vitalité ". C'est que Manosque et Lourmarin subissent des " magnétismes " très différents, qui finissent par " détach[er] insensiblement les deux pays " :

A Lourmarin l'on restait encore dans l'obédience du riche empire rhodanien. A Manosque on est tout à coup en présence de l'Alpe.

Voilà donc chacun de nos deux écrivains posé (et opposé, ici, dans la contiguïté discriminante de la parataxe et de la métonymie) face à son terroir et à son pôle magnétique respectif. Outre la vraie montagne enfin nommée par Bosco au sujet de Giono, il est intéressant de noter la façon dont l'auteur de Malicroix va dénier toute territorialité rhodanienne à celui du Chant du monde :

lui et moi, tant de choses nous séparent!.. Et si peu nous nous ressemblons - pour l'essentiel! Ne serait-ce que le Rhône! Il en est loin! Et c'est bien ainsi.

C'est que cette attache rhodanienne apparaît pour Bosco comme un élément fondateur et inaliénable de son identité provençale : " ma Provence ", dit-il en la dressant maintenant contre celle de Giono dans un passage non publié de l'hommage qu'il lui rend en 1970 dans Le Figaro, est " passionnément mais largement aussi, celle du Rhône " . Associant alors le fleuve à Mistral, et rappelant l'anti-mistralisme de Giono, Bosco a beau jeu de tirer de son syllogisme la conséquence implicite que Giono ne pouvait aimer le Rhône - lequel revient ainsi à Bosco en héritage indivis comme élément cardinal de sa Provence personnelle. Evinçant ainsi Giono du terroir rhodanien, Bosco le confine à une autre Provence (" la sienne sent l'Alpe " ) ou du moins à un autre " pays " dans cette Provence, transposant ainsi à leur sujet à tous deux la partition classique entre " Haute " et " Basse-Provence ". De son côté et dans son essai sur la Provence publié en 1961 par " Les Heures claires " (sans doute l'un des textes les plus intéressants à ce sujet), Giono posait en incipit cette irréductible dualité :

Il est vain de vouloir réunir ce que Dieu a désuni. Il y a deux Provences très différentes l'une de l'autre.
La Basse-Provence circule à plat sur la rive gauche du Rhône. (...)
La Haute-Provence déroule ses bastions de collines le long d'une frontière qui va de Carpentras à l'Auberge-des-Adrets (...).
Le gros des " gens à quatre roues " est obligé de suivre les vallées, et dans les vallées, pour si belles qu'elles soient, il n'y a pas la splendeur et l'originalité des terres hautes. Donc, pays secret.


Camargue(s)


A titre d'exemple assez emblématique, le " traitement " de la Camargue par Bosco et par Giono constituerait une autre illustration de cette profonde différence de sensibilité des deux écrivains à l'égard d'un " monument " provençal sur lequel ils se sont assez étonnamment rencontrés (littérairement du moins), à la marge de leur terroir respectif.

Pour Bosco, nous ne prendrons pas en compte ici Malicroix, où il ne s'agit pas de la " vraie " Camargue comme terroir . En revanche, dans un texte d'une dizaine de pages intitulé " La Camargue et sa poésie " publié en 1941 et qui constitue d'abord un hommage à Joseph d'Arbaud, il évoque très précisément les manades, les taureaux sauvages et les chevaux indomptés. Et d'y exalter l'âpre beauté de la nature et la noblesse sauvage des habitants, en particulier ces gardians dont il va jusqu'à dire qu'ils sont tous naturellement poètes (" La Camargue fait un poète de chaque gardian "), reprenant même à son compte l'expression de " Nation Gardiane " et citant Marius Jouveau :

Manadiers, gardians de Camargue, cavaliers de Provence et de Languedoc, paysans dévots de la religion du Taureau, félibres amoureux des traditions ancestrales, poètes, artistes, patriotes méridionaux qui oeuvrent pour l'avenir de la terre d'Oc, tout cela c'est la Nation Gardiane

Dans ces pages où il sacrifie avec un discernement sans doute insuffisant au " folklore gardian ", Bosco présente le territoire mythique où Joseph d'Arbaud aurait trouvé sa vraie patrie :

Le fleuve sauvage, cette immense étendue, déserte, les étangs, la mer, le vent âpre et les sombres manades, quels lieux, quelles forces, quels êtres, offraient tant de sévère grandeur, à l'élection d'une âme déjà frémissante, en quête d'un souffle plus mâle?

Bosco va ainsi le louer d'avoir répondu à l'appel de cette terre, puis de lui être resté fidèle :

Ame de nos ancêtres enclose dans leurs os,
Esprit de la terre où dorment les races,
(...)
Je me suis fait gardien de bêtes et je chante en provençal

L'auteur de Malicroix va ainsi retrouver dans le destin (très arrangé) de Joseph d'Arbaud les forces et les priorités qui gouvernent le sien propre, qu'il commente ainsi :

l'amour mystique de la race, le sens profond de la terre natale, la volonté de défendre le sang, le sol, l'esprit (cette langue admirable, le provençal), enfin l'amour des bêtes. (...) Trois sentiments inséparables : le taureau, la race et la terre

Il est assez curieux de trouver ici, dans ce texte datant de 1941, outre des échos très précisément avant-coureurs de certaines pages de Malicroix (publié en 1948 ), comme la prémonition des influences que Bosco se reconnaîtra bien plus tard à lui-même, notamment dans le texte autobiographique " Henri Bosco par lui-même " qu'il confie en 1972 au premier Bulletin Henri Bosco , et où il retrace la genèse de son oeuvre et de sa personnalité :

Toute oeuvre de quelque importance est toujours l'expression d'une nature, celle de son créateur. Ce sont ses propres forces qui l'animent. J'en reconnais trois dans mon oeuvre : mon sang, mon pays natal, mon expérience du monde. Mon sang, qui est italo-provençal (...) Après le sang, le pays (...) c'est la Provence.

Dans le texte de 1941 sur la Camargue, et au-delà de l'exotisme gardian, on notera toutefois que, en vrai poète, Bosco donne une portée à la fois très intensément personnelle et absolument universelle à ce territoire. Lorsqu'il présente la Camargue comme territoire des mirages (" Les espaces illimités en favorisant l'obsession suscitent les mirages " ) pour l'homme qui y confronte sa solitude intérieure aux étendues désertes, nous comprenons que cette Camargue est d'abord pour lui un cadre allégorique pour d'autres récits où le drame est avant tout centré sur les rapports du visible et de l'invisible - l'extraordinaire lande des Hèves dans Sylvius, le plateau enneigé de Saint-Gabriel dans Hyacinthe, la montagne qu'il nomme le Délubre dans Le Jardin d'Hyacinthe (et la métathèse du Luberon y est aussi transparente qu'inquiétante), ou encore le territoire du " Grand Vide " dans Tante Martine ou le désert de L'Antiquaire -, tous territoires de l'âme ou sites moraux où le pittoresque régionaliste a d'autant moins à voir qu'ils se caractérisent le plus souvent par le vide, l'absence, la blancheur, le silence...

C'est à ce seul aspect déréalisant de la Camargue que Giono se montrera quant à lui sensible, tant dans les différents textes qui en traitent dans le recueil Provence que dans la deuxième partie d'Ennemonde, initialement intitulée on le sait " Camargue " . Giono évoque lui aussi à propos de la Crau écrasée de soleil les " mirages [qui] s'installent dans ces déserts " , tout comme sur les plateaux du Haut-Pays, où le vent suscitait les hallucinations des personnages de Regain. Ainsi, sur le Plan de Canjuers, c'est le monstrueux silence qui fait naître toutes les fantasmagories acoustiques :

tintement de clochette : chèvre? bélier? ville d'Ys? froissement
des plumes de l'ange? Ce grondement : vent? tonnerre de
l'azur sans nuage? effondrements dans de lointains soleils?
Ces longs abois : seuils de fermes (qu'on ne voit pas, et il n'y
en a pas d'ailleurs)? troupeaux? suintements de l'enfer? On ne
sait. Tout est possible et plus sûrement la magie que
l'ordinaire. Sur ces vastes étendues désertes se dressent
constamment les mirages de l'esprit. Alimentés de nourritures
primordiales, les sens entrent en ivresse. Les grandes
terreurs, les grandes espérances, courent avec les ombres des
nuages ; le sol est souple comme le tremplin même de
l'héroïsme. Le large de ces terres enchantées vous absorbe
peu à peu...

Voilà donc ce qui dans un paysage, quelque " consacré " qu'il soit, peut intéresser Giono ; inutile pour le reste d'attendre de lui qu'il sacrifie au moindre pittoresque régionaliste : " les petites maisons blanches à toit de paille " jugées par ailleurs si typiques, Giono prétend qu'on les trouverait à l'identique " dans tous les deltas et tous les estuaires, aussi bien aux bouches du Guadalquivir que de l'Odiel ou du Rio Tinto " ; " La Camargue est un delta, le dépotoir d'un fleuve, une alcôve " ; " La Camargue est un triangle rempli d'oiseaux et de boeufs ", assène-t-il en guise d'épitaphe pour le folklore gardian, et ces formules iconoclastes lui seront violemment reprochées. Jean Carrière le rappelle à Giono lors de leur premier entretien, en 1965, évoquant ces manadiers qu'il a rencontrés et qui " étaient furieux " contre Giono, lequel n'en démord pas :

C'était volontaire. De boeufs... Parce qu'on parle trop de
taureaux, cette mystique du taureau, cette espèce de poncif
du taureau. Je sais bien sur quoi c'est basé et sur quoi ça
repose. Tu comprends, il y a quand même au fond de tout ça
le mythe de Mithra qui reste au fond de toutes les âmes
méridionales...

On voit quelle pouvait être la sensibilité de Giono à l'égard de la bouvine, mais aussi la qualité de l'analyse critique qu'il était capable de porter, au-delà de l'anti-régionalisme que lui reprochera Bosco .

Dans le même entretien avec Jean Carrière, on se souvient peut-être que le folklore tauromachique allait subir la même décapante démystification par Giono à travers le récit d'une corrida sévillane, à laquelle il est certes difficile de garantir qu'il ait réellement assisté. Le pire est à craindre pour qui se souvient, dans Batailles dans la montagne, du corps à corps fort peu tauromachique entre " le Doré " et Saint-Jean, lequel va le débiter tout vif en grillades à coups de serpe :

J'ai assisté à une course de taureaux à Séville, par
conséquent c'était pas mal comme endroit, hein? Et il y avait
des grands types, je crois qu'il y avait Cordobès, je crois qu'il y
avait des types comme ça. J'ai assisté à ça, alors je te dirais,
dans l'indifférence la plus absolue, ça ne m'a pas intéressé
une seule minute, mais ça ne m'a pas écoeuré non plus, j'ai
trouvé ça ridicule. Le taureau s'est finalement retiré en
boitant, il était percé par trois ou quatre épées, on aurait dit
une pelote d'épingles, il boitait en vomissant le sang et l'autre
le suivait derrière avec une autre épée qu'il fallait encore
enfoncer ; il en a enfoncé, je ne sais pas, cinq ou six...


" Il n'y a pas de Provence.
Qui l'aime aime le monde, ou n'aime rien "


Dans un autre extrait inédit de son Diaire (juillet-août 1955), Bosco réagit de façon très intéressante aux entretiens de Giono avec Jean Amrouche qui avaient été radiodiffusés de février à juin puis d'octobre à décembre 1953, ainsi qu'à l'Essai sur le caractère des personnages qui accompagnait les Notes de Giono sur l'affaire Dominici, que Gallimard venait de publier. Bosco les cite de mémoire, avec quelques déformations parfois très significatives de sa propre position par rapport à la culture provençale " traditionnelle " :

" Il y a une Provence classique. Je ne la connais pas " (Giono). C'est exact, il ne la connaît pas. Mais alors pourquoi dit-il : " M. Seguin? Il n'existe pas " . Qu'en sait-il? puisqu'il ne connaît pas cette Provence où Daudet le situe. Or cette Provence n'est pas une pure fiction. Admettons que M. Seguin date. Il date de Daudet, et en ce temps-là (vers 1890, il y a cent ans), il existait des M. Seguin en Provence - et même en Haute-Provence (Sisteron, Arène). Mistral, Aubanel, Roumanille en ont vu. Ils ont parlé d'eux. Ils n'ont pas inventé ce genre de personnages, qui existe encore. C'est la descendance qu'a remise en valeur Pagnol. On en pensera ce qu'on voudra. Mais Pagnol est vrai. Il faudrait n'avoir jamais fréquenté le Vieux-Port pour douter de ces personnages. Bien mieux, Giono n'a-t-il jamais assisté à une partie de boules? Là, il en aurait vu et entendu de ces Provençaux " inexistants " sur le moule classique! - Et le car, quel trésor pour le conteur à la Daudet, à la P. Arène! Le café, l'épicerie, la boulangerie sont des scènes où quotidiennement cet inexistant réexiste. (...)

Je ne dis pas qu'il faille s'en enorgueillir bêtement et croire que toute la Provence, la grande Provence soit là. Non. Mais un certain côté plaisant - et parfois un peu ridicule - oui. Certes il faut en user modérément, à cause des autres - qui aiment bien à nous voir tous ainsi, parce que la caricature leur plaît et les confirme dans leur sentiment de supériorité illégitime. Je le sais bien, moi, ne serait-ce que par moi-même - qu'il y a chez nous des gens graves et même des sombres, des sauvages. Ce fond farouche, c'est le mien et il est tel que souvent il m'échappe. Aucune violence ne lui est impossible. Aucune. Et il sait cependant attendre, se taire.

Giono a vu et peint ce genre d'homme. Souvent fort bien. Mais il est fort borné quand il nie l'autre. Il y a au moins cinq Provences, et chacune a ses traits à elle.

La sienne sent l'Alpe. D'autres sentent les vergers, l'eau du Rhône, l'eau des étangs, le roc des rivages.

Et la ville, qu'en fait-il? Avignon, Arles, pour ne citer que celles-là? Et pourquoi pas Marseille? Et, quoi qu'on en dise, Aix?

Pourquoi diable ai-je tant parlé de Giono ces jours-ci? - Je n'y pense jamais d'habitude.

On nous pardonnera peut-être la longueur de cet extrait inédit au vu de l'intérêt qu'il présente quant à la perception par Bosco de l'art et de la sensibilité " provençale " de son prestigieux voisin, confrère et rival. Sans revenir sur l'appréciation très divergente par chacun d'eux du " folklore littéraire provençal " (ni sur les positions et les enjeux idéologiques et socio-culturels qui sous-tendent ces jugements), on notera que la conception bosquienne de la Provence ou plutôt des Provences (Bosco en distingue au moins cinq maintenant!) apparaît à nouveau beaucoup plus ouverte et nuancée que celle de Giono.

Mais cela n'empêche pas Bosco d'être sensible au versant " noir " de la Provence : c'est le " climat pastoral, religieux et tragique " du Luberon, c'est aussi le fond le plus intime de sa personnalité, avoue-t-il, et on sait quelles oeuvres de l'ombre et du mystère ce penchant inspirera chez lui, d'Un rameau de la nuit à Une ombre, en passant surtout par le terrible Antiquaire. Simplement, Bosco admet et reconnaît littérairement d'autres expressions de la Provence - plus faciles, plus aimables, plus populaires et pas forcément moins légitimes pour autant : pourquoi après tout le personnage de Marius serait-il moins " authentique " que celui de Bobi dans Que ma joie demeure? Tentant toujours aussi vainement de régler le vieux différend avec son " adaptateur " Pagnol, Giono prétendait quant à lui dénoncer la " fausseté " du personnage rival exécré par rapport au " pays réel " :

Et Pagnol, lui aussi, qui a pourtant beaucoup de talent
- je dis bien du talent, je ne parle pas de son génie - a contribué à donner de son pays une image fausse.
Où est-ce qu'il a été pêcher son Marius? Un Provençal qui rêve de grands
voyages sur la mer, c'est du délire...

On est donc fondé à suivre Bosco quand il reproche à Giono d'être " fort borné quand il nie " le type de personnage provençal qui n'a pas l'heur de correspondre à son " terroir ". Sans doute à la date de cet extrait de son Diaire (1955) Bosco ne connaissait-il qu'assez peu le " second Giono ", et certaines des lacunes qu'il reproche à son voisin " bas-alpin " n'en sont-elles que par rapport à sa lecture insuffisante des " Chroniques " gioniennes. Si Avignon et Arles ont en effet quasiment échappé à Giono (et sans doute délibérément ), Aix, Toulon et surtout Marseille auront la fortune que l'on sait dans son oeuvre romanesque, et Bosco ne peut sérieusement cantonner son voisin à la seule ruralité provençale.

Il est temps peut-être de nous demander maintenant ce qui reste finalement en commun à la Provence de Bosco et à celle de Giono en terme de " terroir ". Outre le substrat onirique qu'elle fournit aux deux romanciers, les terroirs provençaux de Bosco et de Giono ne nous semblent conserver en partage que deux " invariants fondamentaux ", qu'on pourrait tout aussi bien qualifier de " plus petits communs dénominateurs " vu leur apparence insignifiante, voire dérisoire : l'olivier, et la Grèce - tous deux inextricablement mêlés -.


Sous les oliviers de Théocrite


Bien qu'ayant subi lui aussi une véritable hypostase touristique, l'olivier provençal a échappé aux foudres que Giono a déchaînés contre l'humble lavande. Est-ce sa valeur universelle, moins provençale que pan-méditerranéenne, qui l'en a exonéré? Les deux textes de Giono " Sur des oliviers morts " dénotent incontestablement l'attachement de l'écrivain à l'arbre mythique, déjà longuement célébré pour la cueillette de ses fruits et la fabrication de son huile dans Noé et dans le Poème de l'olive. L'olivier agrège en effet le terroir provençal à la grande civilisation méditerranéenne, gréco-latine en particulier (dont il ne semble pas en revanche que la lavande ait été un symbole ni un objet littéraire attesté). Doublement dévalorisée par son caractère " profane " et " typique " (la lavande est donc du côté du " particulier "), celle-ci ne pouvait qu'aller rejoindre le corso de la " Provence à touristes ", avec " le moulin d'Alphonse Daudet monté sur des roulettes, qu'on promène dans les rues au son du galoubet et du tambourin " . Même sous sa forme authentique et sauvage, elle ne saurait en aucune manière avoir droit de cité dans le terroir gionien, où règne l'austère olivier, arbre éternel d'Homère, de Théocrite, de Virgile, intercesseurs de Jean le Bleu aussi bien que de Pascalet dans leur accès aux " grands Grecs " et leur initiation à l'universalité de leur terroir franco-provençal.

Ecoutons le double récit, aux troublantes résonances, de cette " découverte du monde ", par Bosco tout d'abord, à travers cet extrait des entretiens de 1974 avec Robert Ytier, qui nous permet de retrouver le village matriciel de Barbentane et le bon maître Aristide de C..., " qui de temps en temps nous amenait (...) sous les oliviers pour expliquer le texte grec de Théocrite " :

Quand on vous explique du grec de Théocrite ou les Bucoliques de Virgile sous les oliviers dans un pays comme Barbentane qui est d'une pureté de lignes extraordinaire, pour peu que vous ayez de la sensibilité étant jeune, vous conservez cela toute votre vie. Et vous avez une prédilection pour ce pays qui vous a révélé réellement ce qu'est la littérature antique. Car ce n'est pas avec un bouquin dans une classe noire et enfumée comme elles l'étaient de ce temps-là - il n'y en a plus maintenant je pense - que vous pouvez apprendre l'amour des choses, qui sont des choses de soleil, des choses extrêmement vivantes. Là, sous les oliviers de Barbentane, je vous assure que Théocrite se promenait autour de nous et nous parlait lui-même.

A Giono maintenant, à travers ses souvenirs de jeune autodidacte perdu dans les collines de Haute-Provence, tels qu'il les rapporte encore à José Pivin en 1965 :

Je lisais l'Odyssée. Evidemment il n'y a pas la mer à Manosque, mais il y avait les
collines, et au-delà de ces collines un horizon suffisamment bleu pour que je
puisse imaginer, étant enfant, qu'au-delà de ces collines se trouvait la mer -
comme elle s'y trouve en effet, mais on ne la
voit pas. J'allais par conséquent à la recherche des paysages dans lesquels se passaient les drames des personnages qui
m'avaient intéressé pendant le courant de la semaine ou pendant le courant du
mois. Lorsque je marchais dans un verger d'oliviers, Pan était là, Apollon surgissait
des herbes, Nausicaa était cachée dans un chemin en train de remonter son linge
du lavoir. Et Ulysse était peut-être dans ces petits villages posés au sommet des
collines, en train de manger chez Alkinoos. Tout ça était mêlé, je ne crois pas qu'un
jour j'ai pu me promener dans un Manosque qui était Manosque. C'était un
Manosque qui était à la fois tout ce qu'on pouvait imaginer.

On voit à travers quels filtres très peu " régionaux " le terroir a pu être perçu par la sensibilité et interprété par l'imagination de ces deux adolescents superposant au décor natal de leur Provence le cadre de leur lecture des " grands Grecs ", comme les appelle Giono en leur agrégeant les poètes latins. Et sans doute s'agit-il ici d'expériences privilégiées sur le plan de la découverte du terroir, mais aussi sur celui de la formation d'une sensibilité et peut-être même de la genèse d'une vocation de poète. Dans l'échange intime entre le livre et le pays (c'est ici qu'on peut parler de symbiose), on ne sait comment orienter le commerce le plus fructueux : l'enfant a-t-il appris à lire son pays à travers les livres, ou a-t-il été éveillé à cette grande littérature grâce à son paysage natal? Les très hypothétiques analogies des paysages (ne parlons pas de ressemblances) entre d'une part la Provence de Bosco et celle de Giono (déjà très différentes, on l'a dit), et d'autres part avec leurs référents antiques (campagne mantouane - ou sicilienne? -, de toute façon très allégorique, des Bucoliques de Virgile, par exemple...) ne sauraient atténuer le prodigieux travail poétique d'accommodation opéré par l'enfant bien doué pour retrouver, " dans les collines autour de Manosque le décor de l'Orestie " , selon Giono ; les reliefs montagneux de l'Attique dans les Alpilles et ceux du Péloponnèse dans le Luberon , ou mieux encore, dans " un vers de Théocrite, ou de Virgile, soit le clocher de Barbentane, soit le porche de Sainte-Marthe à Tarascon " , selon Bosco. C'est bien à un apprentissage de la vision créatrice et du rapport artiste au monde que les " grands Grecs " ont introduit nos deux écrivains.

C'est dire la valeur universelle du "terroir " ainsi découvert par Bosco et Giono, pouvant tous deux faire leur la saisissante formule de ce dernier en conclusion de " Provence " dans L'Eau vive : " Il n'y a pas de Provence. Qui l'aime aime le monde, ou n'aime rien ". Peu importe dès lors que tous deux n'aient eu en partage qu'à peine un signifiant pour désigner le pays qu'ils ont hanté - à défaut de l'avoir réellement habité, et encore moins d'y avoir cohabité -. Pays hanté, pays chanté, pays inventé que nous nous résoudrons in-extremis à appeler " Provence ", étant bien entendu que le référent de ce terme a pour chacun des deux écrivains aussi peu de réalité que la Pologne pour Jarry, ou le Guatémala pour Georges Arnaud - lequel, avant d'y situer l'action de son best-seller Le Salaire de la peur, nous avertissait en épigraphe que ce pays n'existait pas : " Je le sais, j'y ai vécu " ajoutait-il de façon aussi provocante que paradoxale. Cette Provence-là est peut-être l'exemple même de ce que Jean Dubuffet proposait excellemment de nommer un idiotope, au sens de " lieu personnel, espace marqué par certaines particularités uniques de fantasmes et d'émotion " . Si on accepte de donner ce sens-là à la Provence de Giono et de Bosco, alors oui, on peut dire que tous deux l'ont mise tout entière dans leur œuvre, comme Virgile salué par Giono a lui-même mis dans la première églogue de ses Bucoliques

toute sa terre, l'ayant au préalable broyée soigneusement sur son cœur et réduite
en fine poudre d'or, en sève et en fumée de brume, pour qu'il puisse en composer
en toute liberté une terre qui sera valable pour toute la terre.

Christian Morzewski
(Université d'Artois - Arras)