Regard sur l’œuvre d'Henri Bosco - par Claude Girault







« On appelle mes livres des romans, mais, sauf Le Mas, ils ne sont pas ce qu’on désigne d’ordinaire sous ce nom. Et je n’y tiens pas. J’ai écrit des récits. Le récit m’est indispensable pour atteindre directement à la poésie. C’est la poésie que je cherche, c’est-à-dire la création de fictions, tirées du fond de l’âme, et dont la vie fictive, analysée avec soin, me permette d’étudier et de connaître cette âme elle-même, par cette sorte de reflet (1) ».

En quel lieu de Haute-Provence peut-on, mieux qu’à Lourmarin, évoquer dans toute son ampleur l’univers romanesque de Henri Bosco ? Cette étrange et fascinante contrée, ce Lubéron âpre et mystérieux, est le terroir d’élection au sein duquel se sont enracinés un écrivain et une œuvre : « Une rose dont Lourmarin est le cœur », comme le disait avec une délicate justesse Madame Madeleine Bosco (2)

Ecartons tout de suite un malentendu qui risquerait d’exiler le romancier dans un domaine assurément respectable, mais combien suspect dans notre littérature : ses « récits » ne relèvent en rien d’une inspiration régionaliste. La Provence, le Lubéron, Lourmarin ne constituent pas à ses yeux un décor devant lequel des personnages décrits avec complaisance aiment à prendre la pose : ils font surgir en quelque sorte une présence humaine et charnelle qui invite l’imaginaire du rêveur à la pénétrer lentement, à découvrir son étrange secret.

Dans un texte d’une étonnante richesse, L’exemple de Cézanne, C.-F. Ramuz oppose à la Provence de carte postale chère aux amateurs de galoubet et de farandoles, la Provence dépouillée, universelle du peintre de la Sainte-Victoire. Cette Provence, sans couleur locale, cette contrée réduite à sa pure essence de vent, de rocs et de soleil, « c’est tellement la Provence que ce n’est plus elle, et c’est uniquement en ce sens que l’on peut appeler Henri Bosco un écrivain provençal ».

Il s’inscrit à vrai dire dans une grande lignée spirituelle qui unit Maurice de Guérin à Péguy et Barbey d’Aurevilly à Mistral, sans oublier Alain-Fournier et Barrès, des esprits liés à un terroir lucidement choisi et aimé, des êtres qui ne pourraient vivre sans tirer le meilleur d’eux-mêmes de ces « lieux où souffle l’esprit », et pour lesquels le monde extérieur compte avec son poids d’odeurs, d’eau vive et de tempêtes, non pas à la manière d’une réalité écrasante, mais telle une merveilleuse invitation aux grandes aventures du rêve et de l’imagination. S’il existe une littérature qui, pour se développer, a besoin de la ville, des salons ou même du laboratoire, elle demeure rigoureusement étrangère à ces maîtres dont Henri Bosco prolonge parmi nous la présence, l’influence : pour ces derniers en effet, quelle que puisse être leur origine provinciale, l’œuvre la plus achevée naît toujours d’une méditation sur une « colline inspirée ».

Ces remarques ne sauraient diminuer l’originalité incontestable de Henri Bosco. Certes, il ne s’est imposé qu’assez tardivement au grand public : il a fallu pour cela que le Prix Renaudot vienne en 1945 couronner le Mas Théotime et que suivent le Prix des Ambassadeurs en 1949, le Grand Prix National des Lettres en 1953, et le Grand Prix Littéraire de la Méditerranée en 1965. Une œuvre aussi subtile et discrète ne peut prétendre conquérir la faveur de lecteurs pressés ou trop peu attentifs. Le dépaysement local et temporel qu’elle apporte est sans doute déconcertant au premier abord, mais aussi bien ces récits n’entendent-ils pas résoudre les problèmes sociaux ou politiques de notre époque, ils nous invitent à tourner notre regard vers ces réalités humbles ou cachées sans lesquelles notre vie n’aurait pas de sens véritable. Henri Bosco entreprend une quête étrange dont les étapes se confondent avec les aventures vécues ou rêvées par ses héros, et il explore ainsi les régions les plus obscures de l’âme, découvrant avec émerveillement un univers surnaturel qui affleure comme par magie au sein de la plus rugueuse réalité.

On ne trouvera pas dans la vie de Henri Bosco la clé - ou du moins la seule clé - de son œuvre. C’est sa personnalité profonde qui donne à ses fictions un caractère unique. Le romancier possède ces racines cachées, ces liens secrets qui unissent un être à une terre, une race, une famille d’esprits et dont il soulignait lui-même l’importance en parlant de son illustre parent, Saint Jean Bosco : « Il (le saint) tient à un sol, le vieux sol des âmes. Il y nourrit un arbre avec cette patience des racines fortes du chêne ». (3)

Ces trois racines symboliques sont pour Henri Bosco le terroir, la famille et l’enfance. Le terroir, ce n’est pas tant Avignon où il naquit en novembre 1888 que le paysage de la Haute-Provence, la plaine grasse et industrieuse, image d’ordre, de paix et de travail, le Fleuve-Dieu, le Rhône, qui mène vers la Camargue mythique de Malicroix, la Durance, rivière d’enfance et d’amour, et le Lubéron, son « climat pastoral, religieux et tragique » (4) , haut lieu de l’œuvre, site magnétique et moral par excellence. Seul Henri Bosco pouvait lui dédier le chant profond de son âme : « Un soir que je m’étais arrêté au bord de la Durance, près de Meyrargues, tu m’es apparu. Je te voyais au loin comme une muraille grisâtre et ça et là bleutée. Parfois tes masses me paraissaient se modeler sur les formes d’un corps allongé au-delà du fleuve, parfois tu prenais le plis d’une pensée humaine. Tes lignes s’accordaient avec quelque dessein de la Sagesse et livraient soit des élans justes, soit des volumes pleins. Ton secret restait contenu. Je ne le voyais point, je le pressentais. Tu n’étais plus une montagne, mais une puissante arrière pensée qui barrait l’horizon du côté des Alpes. Cependant le peu que tu m’accordais de ta confiance eût suffi à troubler ma méditation. Tu proposais au mouvement de mon esprit des itinéraires moraux apparemment faciles, mais tu offrais aussi avec une insistance grandissante l’obsession de l’autre versant et l’attrait des quartiers invisibles. La hantise de cet au-delà qui se cache derrière les crêtes, depuis lors a troublé toute ma vie... »(5). La famille à laquelle Henri Bosco manifeste tant de fidélité - il suffit de relire les Mémoires, d’un Oubli moins profond au Jardin des Trinitaires - représente un double registre de valeurs affectives que l’œuvre romanesque utilise avec subtilité. On est frappé par un réalisme solide, une curiosité insatiable, un bon sens rustique, une robuste allégresse, mais l’appel du rêve, le douloureux frémissement de la sensibilité, l’exaltation parfois troublante semble contenir l’annonce d’une vocation et d’une destinée. Comment ne pas évoquer au cœur du Lubéron l’une de ses Ombres que Henri Bosco vénère avec la piété du sang, du coeur et de l’esprit : « (et) l’Ombre de mon père au mur des tes bastides » (6) ? Le romancier lui-même reconnaît le lien mystérieux qui unit les récits entendus dans son enfance de la bouche de son père aux fictions de l’âge mur : « Dans les récits que j’ai faits depuis lors, ne vous semble-t-il pas qu’on entende comme un écho lointain de cette voix qui me fut chère et qui par moi seul parle encore ? Ne sommes-nous pas toute notre vie qu’une suite d’échos qui se répondent et de plus en plus faiblement nous transmettent des voix qui, avant de s’éteindre, leur ont confié on ne sait quel mélancolique message ? »(7). Mais la plus forte de ces racines demeure l’enfance du poète. Barbey d’Aurevilly, dont Henri Bosco admire le génie baroque, disait : « les poètes, comme les tortues, portent leur maison sur leur dos et cette maison, c'est le palais des premiers songes »(8). L’enfance de Henri Bosco n’est pas au fond une période chronologiquement déterminée de sa vie, mais le moment capital de son évolution, la source vive et le puits profond, c’est l’enfance non point tant réelle que revécue et recrée par le rêve qui nourrit l’œuvre de l’homme. Ce qui fut alors donné à Henri Bosco, ce fut « la solitude d’une créature entourée »(9), c’est-à-dire l’expérience fascinante et dramatique de l’introversion, mais aussi, comme en compensation, la présence vivante de la nature, des objets et des songes. « C’était pour les songes et surtout pour les songes que j’étais né »(10).

Dans un livre consacré à une Afrique du Nord qu’il a passionnément aimée, Des sables à la mer, Henri Bosco distingue avec pertinence le guide du voyageur destiné au touriste épris de pittoresque facile et de couleur locale, du « guide pour celui qui sait »(11), somme d’indications, d’allusions, de suggestions adressées à des êtres qui explorent un paysage comme on peut se trouver lentement initié à un Mystère religieux. Parcourir l’œuvre de Henri Bosco, c’est découvrir un paysage intérieur et voir s’illuminer des zones obscures dont on ne soupçonnait pas l’existence au plus profond de soi-même.

On aimerait insérer le déroulement temporel et thématique des romans de Henri Bosco dans le cadre admirable des saisons de l’année. L’inépuisable richesse symbolique du rythme des saisons restitue ce que Stéphane George appelait « das Jahr der Seele », l’année de l’âme, l’année intérieure. Et le romancier ne repousserait certainement pas semblable métaphore, lui qui écrivait dans le Mas Théotime : « Il suffisait, pour devenir heureux, de s’accorder aux lois les plus simples de la vie, car l’année s’y partage naturellement en quatre saisons dont il faut tenir compte, en automne, du fait des pluies, en hiver, à cause de la neige et de la tramontane, au printemps parce qu’on y a des gelées et de violents orages, et en été, un soleil dur qui dévore tout. Quand on sait tout cela, on suit les saisons, et l’on mène à bien son âme et ses semailles, à travers les temps de la pluie, de la brise, de la gelée et du soleil » (12).

A Henri Bosco qui commença par de vastes pièces en vers, il aura fallu le hasard d’un cours public à rédiger, la merveilleuse rencontre d’un ami, Robert Laurent-Vibert, et la découverte du Lubéron pour qu’il songe à se tourner vers la prose et la forme du récit. L’aube du printemps est ainsi représentée par Pierre Lampédouze (1924), Irénée (1928) et Le Quartier de Sagesse (1929). Pierre Lampédouze, malgré une cocasserie trop visiblement empruntée à Max Jacob et une préciosité fort proche de Giraudoux, contient la racine de l’œuvre future et mène au lieu spirituel où s’éclairera son destin, la Provence « ce pays si grave et si religieux, mais dont la gravité ressemble à la sagesse (...). C’est un paysage qui sait, un paysage où se reflètent les lois profondes de la vie, où le dépouillement des cimes dénudées dessine le contour des grands rythmes élémentaires » (13)

Le printemps est dans cette la découverte de la Terre. Le Sanglier (1932), suivi du Trestoulas (1935), inaugure une manière nouvelle. Dans un bastidon perdu au cœur du Lubéron le héros de ce récit mouvementé prend conscience de la vie mystérieuse qui émane de la montagne, des roches, des arbres, des créatures monstrueuses qui la peuplent, de sa « respiration toute chaude » et de son « cœur tragique ».

L’Ane Culotte (1937) Hyacinthe (1940) et le Jardin d’Hyacinthe (1946) forment une étrange trilogie. Un couple d’enfants, Constantin et Hyacinthe, va vivre une extraordinaire aventure. Ils sont destinés, l’un et l’autre, à s’élever jusqu’à la sagesse et l’amour, mais il leur faudra auparavant échapper à l’envoûtement du magicien avide de puissance, Monsieur Cyprien. Etonnante figure de « sorcier », ce dernier entend refaire ici-bas l’œuvre de Dieu qu’il juge imparfaite et pervertie par les hommes ; il veut faire des deux enfants les premières créatures de son Paradis terrestre. Mais s’il possède sur les âmes un pouvoir surnaturel, il lui manque l’amour dont Constantin et Hyacinthe feront peu à peu l’expérience et qui à jamais orientera leur vie. Qu’est-ce-que Hyacinthe sinon le symbole de l’impossible et nécessaire amour, secret des hommes et de Dieu, mystère de l’être sans lequel aucune vie ne possède de réalité ?

L’aventure spirituelle dans laquelle s’est engagé Henri Bosco le mène désormais, au cours d’un été symbolique, du visible à l’invisible. L’homme ne peut faire la découverte de ses forces cachées qu’au contact d’une puissance terrifiante, la Terre. Le Mas Théotime (1945) nous présente de cette Terre un visage apaisé et bienveillant. Pascal Dérivat, le « héros », homme doux et sage, est exposé à la tentation de la passion qu’exalte en lui Geneviève et qui , en le grandissant, menace toutefois de le détruire, car elle répond à la violence et à la sauvagerie de sa propre nature. L’amour simple et discret de Françoise ne paraît pas pouvoir le détourner de son destin. Le désordre engendré par la passion est tel que Pascal en arrive à cacher et protéger l’assassin de son cousin Clodius ; geste insensé, car, il le sait bien, Clodius a été tué par erreur, c’est lui, Pascal, que voulait supprimer cet homme, abandonné par Geneviève et jaloux de celui qu’elle lui avait préféré. Mais la Terre intervient, « exigeante et redoutable », lorsque Pascal accepte le domaine que lui a légué le mort : il entend la voix du mas, la voix de la Terre, et il se soumet à cette « grave et impérieuse pensée ». Pascal choisit le renoncement et la sagesse, il accepte la souffrance qu’apaisera sans doute la silencieuse tendresse de Françoise.

Malicroix (1948) précipite son personnage principal, Mégremut, au sein d’une nature déchaînée et monstrueuse. Tout seul dans son île perdue au milieu du Rhône, ce doux rêveur, chétif et timide, - « maigre » et « muet » - frissonne d’horreur à la pensée qu’un testament incompréhensible lui enjoint de passer un certain temps dans cette solitude. C’est compter sans l’épreuve mystérieuse que vont lui imposer les puissances de la Terre et en particulier le Fleuve-Dieu. Les assauts des éléments réveilleront en lui cette petite flamme de courage et de vaillance qu’il croyait ne pas posséder. Sa faiblesse évidente ne l’empêche pas d’avoir dans ses veines cette goutte de sang noble qui l’exaltera au moment du danger et lui permettra de se dépasser. Il ne saurait toutefois devenir ce qu’il est au plus profond de lui-même sans l’aide surnaturelle d’Anne-Madeleine, incarnation d’un amour passé dont la force et la pureté ont vaincu la mort : Delphine D’Or, Anne-Madeleine, deux êtres, en apparence, mais le même don sans réserve, le même échange et la même communion des âmes. « Il (Mégremut ) pressent d’abord qu’il est le fils du Fleuve et l’âme qui en sort exaltée, au corps massif, impétueux, l’immobile fil d’or d’une certitude insensée mais conduite secrètement par l’Amour »(14).

Le ton grave de ces récits ne nous fait pas oublier avec quelle parfaite maîtrise Henri Bosco sait, quand il veut, manier l’ironie. Qu’un bureaucrate tatillon et sottement rationaliste soit transporté par hasard dans un village provençal et qu’il entre en conflit avec les serviteurs de la Terre, cela nous vaut Monsieur Carre-Benoît à la Campagne (1948), admirable satire nuancée de tendresse sur laquelle cependant un dénouement tragique projette une ombre de grandeur et de violence. A l’été de cette œuvre appartiennent aussi une étrange nouvelle, Sylvius (1948) et l’émouvant témoignage de l’homme qui revit et recrée son enfance, Antonin (1952).

Un Rameau de la Nuit (1950) et l’Antiquaire (1954) sont des romans d’initiation que dissimule une intrigue savamment compliquée. « Sous l’arbre de la nuit on s’endort à jamais, et ne voyez-vous pas déjà sur votre front, ces rameaux étendre leur noir feuillage ? »(15). Cette plongée dans l’abîme obscur de l’âme humaine est pour le romancier le symbole d’une lutte dramatique avec les démons du sang, de l’instinct, de la sensualité, de la démesure. Deux êtres, Meyrel dans le premier de ces récits, Baroudiel dans le second, vivent une aventure spirituelle qui risque de leur coûter l’existence. Bien que peu favorables à l’exaltation et aux rêves, ils sont précipités par leur destin au plus trouble du cœur humain. La Terre les guette, puissance avide qui attire l’homme dans ses songes et excite ses aspirations dionysiaques, mais aussi l’amour, force de bouleversement et de destruction, ou encore l’intelligence implacablement lucide et stérile, qui mèneront les héros aux confins de la folie. Il est significatif de trouver à la fin de ces livres brûlants les thèmes de la pureté, de la souffrance et de l’innocence rédemptrice. Ce n’est pas un hasard si le Rameau de la Nuit s’achève sur la promesse d’un retour symbolique à l’église de Géneval « la plus belle église du monde ».

Après avoir mis l’accent sur les puissances de la Nuit et la Terre, le romancier se tourne désormais vers la douceur protectrice du souvenir, vers ce lieu mystérieux où dort, en nous, « la mémoire profonde, celle que fatalement je conserve en moi dans le mystère de mon sang inexploré" »(16). Cette mémoire qui domine les rêveries automnales de Henri Bosco ne cherche pas à rassembler les événements appartenant à un passé historique et concret ; elle veut, par-delà les figures surgissant des années révolues, retrouver un héritage indicible, celui-la même qui, peut-être, selon C.-G. Jung, vit aux racines de notre inconscient. « Le sang tire plus fort qu’une corde » : c’est une parole de Mistral que Henri Bosco aime beaucoup citer. N’évoque-t-elle pas parfaitement ces souvenirs qui se sont déposés en nous et constituent la part la plus précieuse et la plus troublante de notre être ?

Ce n’est donc pas un hasard si le romancier, reprenant le tout premier essai qu’il avait imaginé - à l’âge de sept ans ! - nous conte les aventures merveilleuses de Pascalet et de son compagnon Gatzo, l’enfant qu’il aurait voulu être, l’ami qu’il n’a pas connu alors, tant il est vrai que les souvenirs d’enfance les plus féconds, ceux qui nous aident à vivre, sont toujours transfigurés par la nostalgie du Paradis perdu. De L’Enfant et la Rivière (1945) à Bargabot (1957), nous retrouvons le motif d’Hyacinthe, c’est-à-dire la quête de l’éternel amour. Henri Bosco éprouve le pieux désir de conserver également le souvenir de sa propre famille : il le fait dans le cycle des Balesta (Les Balesta, 1955 ; Sabinus, 1957 ; l’Epervier, 1963) où il raconte les aventures - transposées et romancées - d’une famille dépositaire d’un terrible « don » qui obligeait le Ciel à châtier avec une inimaginable cruauté tous ceux qui s’en prenaient au plus modeste de ses membres. La fiction permet surtout l’évocation d’un passé très personnel et voile avec pudeur des aveux émouvants pour qui sait en percevoir l’expression.

Il est enfin naturel que Henri Bosco tente de faire accéder à un Oubli moins profond (1961) certains épisodes marquants de sa propre existence. Déjà Antonin, si proche du lyrisme harmonieux des Confessions et des Promenades, méritait de figurer au nombre des plus beaux livres inspirés par le génie de l’enfance. Désormais le romancier laisse, dans le silence de sa retraite, les souvenirs remonter capricieusement à la surface de son âme comme autant de bulles irisées, fascinantes et éphémères. C’est tout le charme délicat du Chemin de Monclar (1962) et du Jardin des Trinitaires (1966).

Nous voudrions, en guise de conclusion, esquisser les grandes lignes d’une réponse à la question que se posent nombre de lecteurs de L’Ane Culotte ou de L’Antiquaire : qui est en définitive Henri Bosco ?

C’est d’abord un écrivain passionnément attentif aux mystères de la nature et de l’homme. La nature en effet ne se réduit pas au charme d’un paysage ou à une vague émotion esthétique. Plus que le sentiment de la nature, Henri Bosco possède le sens de la Terre, et la Terre évoque pour lui l’image d’un « être sombre et chaud, au cœur obscur, (d’)une vie confuse et puissante, et même (d’)une pensée »(17). La Terre est un corps monstrueux, une énorme bête prête à griffer, à déchirer, à dévorer l’homme, mais elle apparaît aussi comme un faisceau de forces cosmiques jailli du chaos et aspirant à une existence consciente : « L’instinct puissant de la matière en quête d’une élémentaire connaissance »(18), et elle peut enfin représenter la tentation de s’abandonner au Tout, d’aliéner de façon sacrilège sa propre personnalité : « Par moments je ne suis plus moi, je deviens une informe créature, fondue elle-même à ces bois, à ces collines, à ces eaux qui serpentent sous la terre... Je ne suis plus moi, je ne suis que l’être »(19). Henri Bosco a su rendre sensible cette redoutable ivresse dionysiaque qui peut à jamais faire disparaître la raison de ceux qu’elle envahit. Trop méditerranéen pour ne pas se ranger finalement du côté de la lumière, de la sagesse et de l’harmonie, Henri Bosco n’en demeure pas moins fasciné par la nappe d’ombre et même de ténèbres qui alimente notre moi profond. Un vers de Stéphane George qu’aimait à citer Charles du Bos définit exactement cette exploration de l’âme qui forme la trame secrète de tous ses romans : « Die tiefste Wurzel ruht in ewiger Nacht », la racine la plus profonde repose au sein d’une éternelle nuit(20). Pas plus que la nature n’est à ses yeux un décor pittoresque, l’homme ne saurait exister par ses seules forces de lucidité et de raison. La rêverie, le songe, l’appel de l’inconscient sont les maîtres mots de cette étrange quête : « La puissance est plus qu’on ne pense du côté des ténèbres »(21).

Henri Bosco est aussi un être authentiquement religieux, sensible à la présence du sacré dans un monde cependant envahi par une civilisation matérialiste. Son œuvre ne prétend ni apporter un message ni proposer les thèmes d’une réflexion théologique mais elle s’efforce de saisir l’homme au centre d’un réseau de forces mystérieuses et surnaturelles. Ce n’est pas un hasard si le romancier a été frappé par l’importance de la notion de « thambos » chère à la Grèce antique ; or, le « thambos » est le pressentiment du sacré à la fois caché et manifeste au sein des choses et des êtres. Sans jamais suspecter la chaleur ni la force de son christianisme, disons que son œuvre, comme une cathédrale qui dresse sa flèche vers le ciel, n’en abrite pas moins une crypte où dans la nuit des âges, on célébrait le culte des dieux primitifs. Christianisme et paganisme se rejoignent au fond dans le même témoignage.

Ces observations ne doivent pas nous faire oublier que Henri Bosco demeure le créateur d’un prodigieux univers romanesque. Il répugne aux écrits théoriques, mais il donne vie à des personnages et des fictions symboliques. Chacun de ses romans est le récit d’une aventure intérieure. Par les songes qui l’investissent, par les images qu’il se complaît à évoquer, l’écrivain tente d’y voir plus clair - pas trop ! - en lui-même. L’hallucination est pour lui à la racine de la création littéraire : quelque chose surgit au plus obscur de l’être et demande à s’exprimer et, quand le récit s’achève, il n’apporte pas à notre raison une explication définitive, il aboutit à une fascination du lecteur dont la rêverie prolonge à l’infini l’envoûtement. Les personnages d’un tel univers ne se distinguent pas par l’originalité de leur destinée ou la grandeur de leurs épreuves, mais leur drame nous touche profondément, dans la mesure où ils représentent symboliquement le notre. Henri Bosco est animé par cette « passion des âmes » dont parlait Alain-Fournier dans une lettre à Jacques Rivière : « Il ne faut pas juger les hommes selon ce qu’ils disent ni selon ce qu’ils sont. Il y faut un sens plus subtil. Il faut avoir la passion des âmes »(22).

« J’ai mes amulettes : les mots » (23). Par cet aveu, Henri Bosco nous rappelle qu’il n’a pas d’abord cherché à exprimer des idées, mais que sa prose poétique, fruit d’un long travail et d’un réflexion lucide, unit la puissance évocatrice à la mélodie envoûtante ; elle est musique par son harmonie, ses cadences, ses sonorités subtilement choisies, ses résonances infinies, mais la précision et la netteté de ses contours, la densité de ses images s’imposent avec la vigueur d’une formule magique.

L’œuvre d’Henri Bosco est une de ces « choses de beauté » dont Keats nous dit qu’elles sont « une joie à jamais ». Le vers célèbre de Hofmannsthal peut en éclairer la portée : « Und drei sind eins : ein Mensch, ein Ding, ein Traum ». L’artiste, un homme, qui crée son œuvre et la projette hors de lui-même comme une chose, mais une chose dans laquelle il a su enclore ses rêves les plus téméraires, ses nostalgies les plus déchirantes, ses obsessions les plus tragiques. Cette chose rayonne d’une ineffable beauté : comme l’étoile que l’on voit parfois briller à travers le rameau de la nuit, elle guide et oriente notre quête, elle nourrit nos rêves, elle ébranle le plus secret de notre âme, elle nous révèle à nous-mêmes. Tels sont les romans de Henri Bosco : ils ne prétendent ni divertir ni enseigner, ils nous aident à vivre, et l’on aimerait, en pensant à l’infinie richesse qu’ils nous apportent, affirmer avec Keats :

« Quel que soit le ciel, rayonnant ou chargé au-dessus de nos têtes, il faut que ces beautés soient toujours ou nous mourrons ».


Claude GIRAULT
(professeur de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Caen)


(1) :Henri Bosco, Lettre à Jean Steinnann, in « Littérature d’hier et d’aujourd’hui », Desclée de Brouwer, 1963, p. 216

(2) :Cité par André Bourin, En Provence avec Henri Bosco, « Nouvelles Littéraires », n°1669, 27 août 1959.

(3) :Henri Bosco, Saint Jean Bosco, p. 177

(4) :Henri Bosco, Le Sanglier, p. 50.

(5) :Henri Bosco : Lubéron, in « Les Alpes de Lumière », n°32, p.103-108 (Printemps 1964)

(6) :Henri Bosco, Le roseau et la Source, p. 134.

(7) :Henri Bosco, Un oubli moins profond, p. 284.

(8) :Barbey d’Aurevilly, Lettres à Trébutien, tome 3 (1855), p.347.

(9) :Henri Bosco, Un oubli moins profond, p. 313.

(10) :Henri Bosco, ibid., p. 216.

(11) :Henri Bosco, Des sables à la Mer, pp. 39 et 51.

(12) :Henri Bosco, Le Mas Théotime, p. 64 (Edit. du Club des Libraires de France)

(13) :Henri Bosco, Pierre Lampédouze, p. 237.

(14) :Henri Bosco, Malicroix (Postface : Ce fleuve, le Rhône). Edit. du Club des Libraires de France

(15) :Henri Bosco, l’Antiquaire, p.306.

(16) :Henri Bosco, les Balesta, p. 18.

(17) :Henri Bosco, l’Antiquaire, p.52.

(18) :Henri Bosco, Ibid., p.121.

(19) :Henri Bosco, Un rameau de la Nuit, p.302.

(20) :Ch. Du Bos, Qu’est-ce que la littérature ?, p.13. Paris, Plon, 1945

(21) :Henri Bosco, Un rameau de la Nuit, p.189.

(22) :Alain Fournier, Correspondance avec Jacques Rivière, T.IV. p.115. (Lettre du 2 mai 1909)

(23) :Henri Bosco, Sites et Mirages, p.57.