: La Provence de Bosco :

La Provence de Bosco - par Jean Susini











La Provence, on le sait, occupe une place prépondérante dans l’œuvre de Bosco. Il peut être intéressant de caractériser l’image qu’il en donne, d’examiner comment elle s’est modifiée avec le temps et de la comparer, chemin faisant, avec celle que nous offrent les autres écrivains de ce terroir.

Le premier roman de Bosco, « Pierre Lampédouze », nous conte une histoire qui se déroule en partie en Avignon, où l’écrivain passa son enfance et son adolescence. Le second « Irénée », n’a pas pour cadre la Provence, mais contient pourtant plusieurs pages bien senties sur Marseille. Les héros du troisième, « Le Quartier de Sagesse », se déplacent de Tarascon à Toulon, d’un bout à l’autre de la province natale de l’auteur. Ces récits, surtout le dernier, nous montrent une Provence turbulente et truculente, plus urbaine et maritime que paysanne, plus proche de Daudet et de Pagnol que de Mistral, d’Arbaud et Giono. Des premiers aux seconds, Bosco établira par la suite son itinéraire spirituel. Déjà d’ailleurs l’histoire de Lampédouze se terminait dans la sereine solitude de Lourmarin, au pied du Lubéron, dans la demeure douce à l’amitié où l’écrivain devait trouver le cadre de son oeuvre, au cœur même de cette Provence dont il nous dit qu’elle est la patrie des tendresses intérieures. Déjà aussi ce premier roman montrait l’évolution qui éloigne le héros d’une conception toute mécanique du monde pour l’amener à la contemplation de ses beautés profondes. « Ami du mouvement, je méprisais les firmaments », nous dit-il, et c’est la Provence de ses jeunes années qui lui révèle en opposant au monde artificiel et factice qu’il vient de quitter celui d’une vieille et sûre civilisation, en satisfaisant ce besoin, inné chez l’homme, de bon sens, d’équilibre et de tendresse. Quel meilleur objet, en effet, pouvait-il proposer à sa tendresse que la vision de la Provence, contemplée des terrasses de Lourmarin, lorsque « tout le long des collines la beauté s’incline vers le soir où les villes de pierre entrent paisiblement dans la sérénité. » La Provence offre désormais à ses yeux et à sa plume le magnifique tableau de ses paysages. Il aime « ce pays si grave et si religieux, mais dont la gravité ressemble à la sagesse, car sa fine mélancolie se perd dans la douceur et dans l’apaisement de ses grandes lignes sereines, pleines d’intelligence et de clarté ».

Désormais dans les décors de Bosco, les villages et les mas succèderont aux villes. Les héros solitaires préféreront les séjours campagnards aux villégiatures mondaines. « Le Sanglier » inaugurera cette nouvelle manière plus intérieure et subjective, qui fera le charme du « Mas Théotime » et de « Malicroix ».

Bosco devient ainsi le romancier du Lubéron. « C’est là qu’est mon climat pastoral, religieux, tragique », nous confie, dans « Le Sanglier », le personnage principal. Le personnage principal ? Autant dire que c’est la montagne elle-même, ce monstre dont le grand corps « gonflé de ténèbres », barbelé de houx, exhalait des senteurs de bête ». Depuis longtemps, le Lubéron mystérieux avait inspiré les rêves de Bosco, car ici « le moindre rocher, le moindre creux, la moindre caverne couvre, cache, implique, contient le surnaturel ». La puissance occulte de la montagne s’exerce sur tous les sens. La nature hostile possède une influence maléfique avec ses violents orages et ses ravins inextricables. Au contact de cette nature secrète, qui aiguise leurs sens, les personnages de Bosco éprouvent des intuitions toutes physiques.

Autour du Lubéron se situe encore « Le Trestoulas ». Ici apparaît la lutte pour l’eau, élément vital de la campagne provençale brûlée de soleil. La nature s’anime peu à peu et prend de en plus en plus figure humaine. Le Lubéron provoque dans l’esprit de ses personnages toute une gamme de sentiments. Il ne faut pas le provoquer, «se mettre la montagne à dos », car elle se vengera. Dès que l’on s’en approche, elle exerce sa puissance, « mère de rêverie, qui, de loin, magnétise le corps et l’âme ». Cette montagne a son secret, un secret effrayant... On pense parfois, en lisant ces pages, à « Colline » de Giono.

Avec « Le Sanglier » et « Le Trestoulas », « l’Habitant de Sivergues » roman de la terre qui meurt, forme une deuxième trilogie dans l’œuvre de Bosco, qui nous éloigne du cadre urbain et mondain des œuvres précédentes et nous présente des personnages solitaires, en pleine nature provençale.

Le goût de Bosco pour le mystère va maintenant le pousser de plus en plus vers la montagne, qu’il préfère à la plaine, comme Giono. Comme Giono aussi il se révèle alors un grand écrivain animalier. Dans « l’Ane Culotte » la forêt entière va vivre bientôt sous la plume du romancier. Les arbres parlent, gémissent. Dans « Hyacinthe » et surtout « Le jardin d’Hyacinthe » de belles pages pastorales rappellent la poésie du « Grand Troupeau » de Giono. Elles semblent aussi annoncer « La Transhumance » de Marie Mauron, car ce thème fut toujours caressé par les écrivains provençaux.

Mais, plus encore que les fictions antérieures, « Le Mas Théotime » nous intéresse aux réalités paysannes. Il s’insère naturellement dans la longue liste des peintures provençales que sont les romans rustiques de Giono, Marchon, Thyde de Monnier, Maria Borelly et Marie Mauron. Le récit nous offre une Provence moins romantique et plus traditionnelle que celle des oeuvres antérieures. Ce caractère s’accentuera encore dans la suite, par comparaison avec « Malicroix », quand le romancier transportera son lecteur dans une Camargue désolée, royaume du vent et des mirages. « Théotime », lui, se situe à l’autre extrémité de son fief littéraire, près du terroir de Giono et de Paul Arène, au-delà d’Aix, en direction du Var, dans une région où résida la famille de Bosco. C’est ce pays chaud et de vastes cultures que nous trouvons ici. La peinture du domaine est très voisine de la réalité. Les travaux et les jours de la terre provençale ne se présentent pas dans une seule grandeur. Les mesquineries tracassières de la vie des champs tiennent aussi leur place. Les rivalités de voisinage s’expriment à travers les habituelles vexations : canaux mis à sec, fumée dans le vent, abus du droit de passage constituent les divers épisodes de la guerre des nerfs qui met sans cesse aux prises les propriétaires ennemis. Mais ces manifestations hostiles alternent avec les gestes les plus émouvants de fidélité aux vieilles traditions terriennes.

Tous les aspects de la Provence apparaissent finalement dans l’œuvre de Bosco. Ce que la montagne était pour le petit Constantin dans «l’Ane Culotte », la rivière l’est pour Pascalet dans « l’Enfant et la Rivière », car le Lubéron et Durance constituent, dans l’œuvre de Bosco, les deux pôles d’attraction. Et toute la poésie du Rhône est évoquée dans « Malicroix », qui nous peint la Camargue mythique et éternelle, celle des légendes et des bêtes fabuleuses, dans des pages qui pourraient se réclamer à la fois de Joseph d’Arbaud, de Giono et de Mistral. Le décor urbain, lui-même, s’enveloppe de mystère. « Un rameau de la Nuit » nous montre un quartier de Marseille insolite, avec de vieilles et aristocratiques demeures, inconnues des touristes superficiels ou pressés. Au royaume des ombres et des rêves nous retrouvons aussi « Antonin ». Dans ses récits Bosco devient de plus en plus subjectif. Paysages et visages se répondent. Il semble ainsi que le ciel de la vallée du Rhône balayé par les vents explique la psychologie indécise des habitants. Les personnages sont tous un peu énigmatiques. Nous entrons dans le domaine du merveilleux.

Ainsi en examinant son oeuvre dans l’ordre chronologique ; nous avons vu Bosco s’éloigner progressivement du monde artificiel auquel se complaisait sa jeunesse pour arriver à une contemplation profonde des beautés de l’univers. Nous sommes passés de l’animation urbaine aux solitudes campagnardes, de l’exubérance des agglomérations côtières et rhodaniennes à la vie profonde de la Camargue ou des montagnes dépouillées, caractéristiques de ce haut pays qu’on appelle parfois la Provence noire. Cette terre des intuitions et des pressentiments devient, en fin de compte, le domaine privilégié de l’écrivain. Elle donne à l’oeuvre son caractère original, son climat mystérieux et merveilleux, quand Bosco, explorateur de l’invisible, s’efforce de pénétrer la pénombre, l’intimité et le secret des âmes, ce que Teilhard de Chardin appelait le « dedans » des choses, car c’est bien des choses autant que des êtres qu’il s’agit ici.

Jean SUSINI