Une œuvre entre le visible et l'invisible







Par Jean Onimus



Comme beaucoup de grands rêveurs, Henri Bosco a commencé par la fantaisie, voire la facétie. Surréaliste marginal, il a connu avec ses amis, Jean Grenier et surtout Max Jacob (à la fin des années 20, alors qu'il était professeur de littérature comparée à l'Institut français de Naples), une période de libre et joyeuse expansion de l'imagination. On en trouve la trace dans ses deux premier romans de style " baroque ", " Lampédouze " et " Irénée ". Ces jeux de l'esprit et du verbe ne cesseront d'ailleurs de l'intéresser : comme Eluard et Breton, il s'amusera longtemps à fabriquer des proverbes insolites.

Mais bientôt, à partir du " Sanglier "en 1932, la manière change : est-ce l'effet du Lubéron qui dresse à proximité des rassurantes campagnes de Lourmarin sa sauvagerie hantée des dieux, ou bien faut-il invoquer le prestige des cultes et mystères de la Grèce antique, ou encore l'influence de son compatriote d'Arbaud (" la Bête du Vaccarès ") et de Maurice de Guérin (" le Centaure ") ?

Toujours est-il que Bosco se montre sensible désormais aux voix et aux présences obscures que masque la pensée positive. Ses romans vont devenir des instruments de découverte : découverte d'un arrière-monde dont le rayonnement provoque en nous cette émotion sacrée que les Grecs appelaient le " Thambos ". Bosco inaugurait la poétique du sacré. Ce sacré est-il produit par le contemplateur, émane-t'il des choses mêmes ? Bosco laisse planer un doute.

Exploration des structures de l'imaginaire ? Redécouverte orphique de la nature et de ses dieux ? Le poète crée une atmosphère fascinante qui rencontre en nous de très anciennes connivences. Le récit n'est plus qu'un prétexte et, dans l'économie de l'œuvre, devient tout à fait secondaire.

Une œuvre entre le visible et l'invisible. Les livres de Bosco sont moins des " histoires " que des concrétions de rêveries entretenues par une contemplation ardente des êtres et des choses.

On aurait tort cependant de mésestimer en lui le simple conteur. Certes, Bosco n'a pas l'imagination, créatrice de merveilleux mensonges, que nous aimons chez Giono : il n'invente pas, il serait plus juste de dire qu'il découvre, qu'il révèle des réalités que nos regards habitués ou fatigués ne sont plus capables de percevoir. Ce n'en est pas moins un intarissable conteur d'histoires : sa mémoire bourdonne d'anecdotes et, pour lui comme pour ses auditeurs, c'est une joie de raconter et d'entendre raconter. Ses quatre livres de souvenirs et toute la saga des Balesta sont pleins de petits faits " vrais ", d'observations aiguës d'un amoureux de la vie quotidienne dans les bourgs de Provence. C'est l'aspect régionaliste de Bosco. Mais cette Provence n'a rien à voir avec celle de Pagnol. C'est un pays grave, un peu farouche, celui des deltas du Rhône et de la Durance, celui des hauts plateaux presque désertiques, elle ne sent ni l'ail ni la galéjade. On y mène un vie très sobre, ritualisée par d'antiques traditions. Les hommes y sont peu loquaces et réservés, à la fois simples et secrets. Des maisons isolées qui s'épient, des intrigues de village... Dès le " Trestoulas " (1935), les personnages sont en place : le docteur, le notaire, un maire accapareur et intriguant, l'étranger, le paysan obstiné et silencieux, et déjà les femmes.

Chez Bosco, dont l'œuvre est apparemment si pure, la sensualité s'est condensée en une force démoniaque : la femme porte en elle je ne sais quel attrait d'abîme ou de néant, à moins qu'elle ne soit, à l'autre extrémité, la grâce et le salut , il n'y a pas de milieu. Un relent de catharisme circule dans cette œuvre où la chair n'est présente que comme un lointaine hantise.


Présence de l'invisible

Très vite, le village aux apparences paisibles, les coutumes rassurantes, l'enclos du berger, le magasin de l'antiquaire, le jardin de Cyprien, deviennent des lieux inquiétants. Bosco, comme sa chère tante Martine, a l'art de désorienter: c'est là son " don ". Une promenade en voiture (" Sylvius "), un voyage en chemin de fer (" Mon compagnon de songes "), la location d'une maison (" Hyacinthe ") donnent lieu à des rencontres étranges ; les repères sautent, le projet dérape, tout s'engloutit lentement dans le mystère. Bosco l'a répété souvent : il suffit de regarder une chose avec quelque insistance, il suffit de l'interroger pour qu'elle se fasse énigmatique.

Les protagonistes, dans ses récits, sont pareils à des guetteurs : ils épient sans hâte, leurs sens en éveil, ils attendent : quelque chose doit se produire, quelques chose de surprenant et d'inexplicable. Mais la chose ne se produit pas. Le horla passe et on se réveille dans la lumière de la raison, engourdi et fatigué, un peu déçu comme au sortir d'un songe obsédant.

Il y a chez Bosco, comme chez tous les vrais poètes, l'ingénuité inquiète, ardente, d'une conscience non prévenue, prête à accueillir la merveille où qu'elle se présente, et jusqu'aux moindres signes de sa présence. Lui-même évite d'intervenir. Il lui suffit d'attendre, comme le chasseur son gibier. L'insolite n'est pas concerté et plaqué sur le réel (comme il arrive si souvent dans la littérature fantastique). Ce n'est ni un jeu comme chez Roussel ni un ingrédient ou un parti pris esthétique ; il n'est pas symbolique comme chez Kafka et n'illustre aucune idéologie. Il est là, répandu dans le quotidien, dans le vent qui insiste, dans la neige trop pure, dans la source trop secrète, dans ce " trop " partout présent, que notre bon sens efface d'un coup de pouce distrait. Il suffit pour le faire apparaître de pénétrer un peu plus profondément dans la texture du phénomène.

Bosco se défend d'avoir une philosophie : il refuse les abstractions mais se coule avec délices dans le concret , son génie est d'entrer en contact, de se brancher sur les courants sémantiques qui rayonnent de toutes parts. La nature est un livre dont il entend le langage : tel ce vieux jardinier qui, dans " le Rameau de la nuit ", approche de son oreille le tube d'un roseau dont l'autre bout plonge dans l'eau lunaire d'un étang.

Nous voilà très proches de Bachelard et de sa poétique des éléments, Bosco fut d'ailleurs pour ce dernier un témoin privilégié qu'il cite fréquemment et avec ferveur.

C'est qu'on peut tirer de cette oeuvre une " poétique " de l'air (étouffement des brumes ou brûlure du vent), une poétique du feu (la lampe de la nuit, l'orage, l'incendie, etc.) liée à celle de ces êtres de feu que sont les nomades (les caraques) gitans de Provence, symboles de l'étranger porteur d'inconnu. N'oublions pas les poésies de la terre, des cavernes, de la montagne aux odeurs de fauve, et de ces lieux ambigus que sont les marécages où l'eau se fait terre, où l'on frôle à la fois le chaos primitif et la mort.

Cette contemplation fervente et rêveuse nous ramène aux sources de la mythologie, les dieux de la mer sortent de leurs abîmes, et les vagues révèlent leur féminité. La sauvagerie sacrée du fauve empeste et enfièvre tour à tour des lieux que la civilisation ne protège plus. Connaissance mystique par sympathie ? Mais cette communion cosmique est pour le moins ambiguë : elle glisse sur les pentes séductrices du paganisme, Bosco s'en défend et se veut chrétien. Il sait que toutes les choses sont, dans la profondeur de la nature à la fois innocentes et perverses : L'histoire du jardin de Cyprien, ce paradis livré à l'enfer, (cf. " l'Ane Culotte ") est là pour le prouver. Et plus on s'enfonce dans l'intimité des " essences ", plus les puissances démoniaques se montrent enveloppantes. Est-ce une raison pour ne pas pénétrer dans cette nuit primordiale, premier degré de l'initiation ? Bosco nous tend le rameau d'or, et si le terme d'initiation n'a plus de sens pour nous, il reste l'expérience vécue, l'indubitable expérience.

Ceux qui ont pratiqué Bosco ont un champ de conscience plus large, ils respirent mieux dans un espace ouvert à la contemplation et au rêve, ils échappent à la monomanie de la raison logicienne et aux scléroses qu'elle entraîne. Un psychiatre belge, le Dr Van Bogaert, a institué dans sa clinique un traitement des névroses par " Bosco-thérapie ". Les résultats sont, paraît-il, concluants. Qui sait si une bonne cure bosquienne ne sera pas bientôt nécessaire pour désintoxiquer périodiquement les robots au sourire figé que fabrique en série la société dite civilisée.


JEAN ONIMUS