"Henri, mon Ami" - par Gabriel Audisio.







Tout nous destinait à nous rencontrer, nous étions faits l'un pour l'autre par le jeu de diverses affinités: la consonance de nos patronymes d'une même origine italienne, mon père orphelin piémontais élevé dans un pensionnat du piémontais Dom Bosco, futur saint, arrière-cousin de notre Henri, où les dévoués Salésiens lui apprirent à la fois la typographie et la musique.

En effet son père jouant de la guitare et le mien de la mandoline, et le chant son père et le mien également ténors qui se sont suivis de peu sur les mêmes scènes, y compris celle de mon fabuleux opéra d'Alger, et cette Afrique du Nord où nous avons fait carrière l'un et l'autre, et Marseille, et la mer, avec le sentiment d'un fond 'pontique' comme il disait, de notre nature, la Méditerranée, la Grèce, les Iles...

Notre première rencontre, il l'a racontée dans les dernières pages qu'il ait écrites: cela se passa dans un étroit cabinet d'éditeur où, face à face, nous signons le service de presse d'un de nos livres.
Et de là, de façon décisive, sortit une amitié de cinquante ans, tendre, chaleureuse, souvent grave, souvent joyeuse.

Nous n'avons pour ainsi dire jamais vécu en même temps dans les même lieux, ainsi lui à Alger quand je n'y étais plus, moi à Paris quand il était à Rabat. D'où une abondante correspondance dans quoi ses adorables dons de conteur se répandaient, écrivant comme il parlait, savoureux, capricant, plein de grâce et de surprises.

Il y a quelques jours, par hasard (mais le hasard ici peut-il exister ?), je mis le curseur sur un transistor sans me soucier de ce qu'il allait débiter, et soudain une voix inattendue, bouleversante, la sienne, en sortit. Présente. Vivante.

A quel point je fus... mais on s'en doute.

Il racontait à ce moment son séjour au lycée de Bourg-en-Bresse, où il souffrait d'être exilé du Midi, se plaignant du climat et de la pluie.
En écoutant sa voix d'au-delà, je revoyais sa première lettre d'exil qui commençait ainsi: "Borgo in Brescia, paese tutto impaludato..." car il aimait souvent employer l'italien dans les lettres qu'il m'écrivait.

La seule époque où nous avons vécu côte à côte, ce fut à Lourmarin, il y a trente ans, alors que j'étais pensionnaire de la fondation Laurent-Vibert où il m'avait fait admettre.

Pouvais-je imaginer qu'un jour, dans cette terre, reposeraient...

Mais Camus était encore inconnu, tandis que notre Henri était déjà dans la pleine possession de son génie.

C'était le temps du Sanglier, du Trestoulas, de l'habitant de Sivergues.
Bosco, grand marcheur, guide subtil et tentateur, m'a fait alors connaître son royaume du Luberon. Que ne lui dois-je pas? Et Virgile "en situation".

Mais je l'ai un peu payé de retour, le jour où j'étais parti de très bon matin sur le vieux vélo du jardinier pour satisfaire une curiosité qui me poignait. J'ai grimpé péniblement jusqu'au sommet de la montagne. En redescendant j'ai couru jusqu'à Bosco en lui criant: "Savez-vous (nous avons attendu quarante ans avant de nous tutoyer) ce que j'ai vu? Lui, l'habitant de Sivergues".

A Bosco, ébahi, je racontai qu'en effet j'avais rencontré là-haut, dans les ruines des bories de ce hameau de bergers, un être vivant, un seul, un vieil homme, l'Habitant.

Alors Henri me félicita de ma rencontre, puis regardant furtivement à droite et à gauche comme pour s'assurer de n'être pas écouté, il me confia sur le ton de la plus douce ironie, que lui , il n'était jamais monté à Sivergues.

O charmes de l'imagination ! qu'est devenu ce haut lieu? Sans doute envahi comme tant d'autre...
Je n'y suis jamais retourné et n'en ai pas envie.

Je le garde dans ma mémoire tel qu'il fut à jamais, son Habitant, le seul l'unique, né vivant sous la plume de Bosco, resté vivant dans ma vision d'un matin d'été, comme Henri lui-même vivait.

J'ai entendu sa voix l'autre jour. Il vivait, il vit.