La découverte d'un homme qui sut se préserver des désordres spirituels de son époque et de son milieu, qui a su défendre sa vie de toute compromission, est d'un immense secours.
La démarche de Bosco nous enseigne que les vraies richesses n'ont rien à voir avec l'argent, le rang social ni la réussite matérielle : il a vécu dans une accueillante générosité, dans un perpétuel don de soi.
C'est en ce sens qu'on peut parler de lui comme d'un homme de grâce.
Une telle maîtrise de l'être tout entier devait déboucher sur l'humble acceptation de sa vie et même de sa mort. Vivant ou disparu, il est relié au monde par un réseau d'amitiés, d'attentions et de messages qui fait de son oeuvre une aide morale réelle à bien des souffrances secrètes ou avouées.
Qu'on le trouve dans sa bibliothèque de la Maison Rose, à Nice, ou dans celle du Bastidon, son ermitage de Lourmarin, il suffit d'entrer dans la pièce où il vous reçoit pour être pénétré d'une chaleur voilée. Cet homme si frêle, si mesuré dans ses gestes, reconnaissait les âmes et répandait aussitôt autour d'elles une sorte de luminosité morale. Avec lui les frontières étaient abolies, le présent et le passé perdaient leur anonymat ou leur distance : tout était présence. D'une voix bien posée, souvent rapide, il situait une question et un monde s'ouvrait, insaisissable mais éclairé. Chagrin , déception, angoisse, espoir étaient accueillis avec la même sollicitude fraternelle et discrète.
S'il était sensible à l'admiration qu'on lui exprimait, il l'accueillait avec modestie. Avec souvent quelques réparties d'humour très fin, il précisait les nuances de votre question et devinait vos intérêts. Il ne ménageait alors aucune fatigue pour vous faire pénétrer dans les mystères de sa création poétique.
On se rendait compte alors que non seulement les hommes avaient place dans sa vision du monde, mais aussi - et presque au même titre - les choses.
Cet apaisement, cette sérénité pouvaient, par moment, être coupés par un orage intérieur mais qui n'oblitérait pas son indulgence. Il savait écouter. Il savait reconnaître dans chaque visage ce rien qui révèle la grande symphonie de la vie.
Cette même attention s'étendait aux chants de la nature, aux frissons du paysage dans le souffle qui descendait de ses collines. Tout ce qui l'entourait avait pour lui une âme.
Le silence des éléments n'était pour lui qu'apparent. Dans combien de pages n'a-t-il pas interrogé la neige, les champs, les étoiles, la nuit et les orages ? Son Bastidon de Lourmarin lui était une présence vivifiante s'effaçant, se réveillant avec les saisons mais sans jamais se mentir à lui-même. N'est-ce pas cette sorte de mystérieuse compréhension des éléments, des saisons, des âges qui fait briller certains de ses récits et de ses poèmes d'un éclat exceptionnel dans la littérature d'aujourd'hui ?
Cette pénétration du règne animal comme du règne végétal rejoignait les pulsations profondes de sa sensibilité. Extrêmement ouvert aux appels secrets du monde tellurique, il en reconnaissait les lignes de force comme un sourcier reconnaît l'eau profonde et, dans certains moments exceptionnels, il s'exprimait même au sujet de cette perception. Nous n'oublierons jamais le regard et la voix d'Henri Bosco un jour où contemplant du haut du cimetière de Saint-Pancrace la vallée du Lubéron ouverte devant lui, il murmura tout bas comme une confidence : " Comme je suis profondément bien ici et comme je pourrais travailler ". Au Bastidon, aussi il percevait ces lignes telluriques, dans l'église de Vaugines il en découvrait d'autres : elles étaient nombreuses. Mais ce n'étaient pas seulement les arbres, les rochers, les murailles, les bois, les sources qui faisaient frémir cette sensibilité. Il recueillait avec la même ferveur les appels de l'homme et, cela, de l'enfance à la mort.
Les réactions ferventes ou malicieuses d'hommes et de femmes âgés animent ses récits où revivent leurs tragédies secrètes ou - plus souvent - leurs espoirs de bonheur.
Il enferme dans son chant poétique mieux que n'importe qui les plus rares richesses humaines et divines, qu'elles soient seulement pressenties ou à peine formulées.
Sa vieille terre provençale, si aristocratique dans ses lignes et dans ses êtres les plus humbles, n'était-elle pas le cadre idéal où situer ce refus de tout ce bruit qu'on appelle progrès ?
Ce n'est pas sans motif non plus que si souvent, dans ses récits, reparaît le souci du sort des ombres. Ombres anciennes réveillées autour d'une maison abandonnée, d'un oratoire perdu, d'un champs disputé : ces ombres il les voyait, il les fréquentait sans angoisse malgré leur sort qu'il savait irrémédiable. Leur recherche l'a accompagné jusqu'au point extrême de sa vie.
Il était sensible aux âmes simples, plus touché de leur confiance que de leur admiration : témoin la joie avec laquelle il recevait les inoubliables lettres d'enfants, de prêtres, d'inconnus et la patience avec laquelle il répondait à ses plus humbles interlocuteurs. Ses accueils avaient la valeur d'un rite. L'humble image de chaque jour, de chaque chose, le geste le plus inattentif ou le plus inattendu nourrissaient cet élan de métamorphose sans lequel il n'y a pas de jeu poétique.
Il devait accueillir la mort avec une grande simplicité et une très profonde gratitude pour ce que Dieu lui avait permis de vivre. Il voulait sa mort à lui - une mort dont il avait la préfiguration dans le sommeil car pour lui le sommeil était une miniature de la mort. Il parlait exceptionnellement de sa mort mais il remerciait le ciel, au lendemain de chaque misère, de reculer encore cette issue naturelle dont il percevait déjà les signes.
Sa mort fut vraiment à lui : il accepta, sans plaintes, l'épuisement lent d'une vie. Son corps tentait encore de se défendre, l'âme affrontait l'échéance sans fausse grandeur, sans mots vains, avec sa dignité modeste et sa grâce naturelle.
Ces derniers mois il écrivait que ses forces lui manquaient. Il n'en acceptait pas moins très simplement tout ce que réalisaient ses fidèles amis qui l'entourèrent jusqu'à la fin pour lui donner encore de brefs bonheurs. Jusqu'à la veille de son départ, il a accepté, avec une silencieuse dignité mais avec une vraie joie, les mystères de ces affections, la présence près de lui de ceux qui vivaient en communion avec la poésie, le chant élémentaire des dessins d'enfants et l'éblouissante incantation de ses Noëls, événements purs qui ont illuminé son départ.
Il avait sans doute capté des signes et il a su les déchiffrer : il s'est longuement recueilli avant le grand silence.
L'exemple de sa mort fut le don ultime qu'il fit à tous ceux qui avaient, de près ou de loin, été nourris de ce message tout frémissant de vie et d'espérance.
Ludo VAN BOGAERT
(*) Article publié dans Renaissance de Fleury, n°99, septembre 1976 : " Henri Bosco - La Terre et le Royaume ".