Le Luberon est l'une des plus grandes montagnes de Provence. Mais sa gloire est récente.
Et cependant, aux yeux, sa masse compte. Il se dresse en mamelonnant jusqu'à 1125 mètres d'altitude.
C'est un grand corps. Majestueusement allongé entre le Calavon et la Durance, il s'en va de
l'Est à l'Ouest sur une vingtaine de lieues. Une combe le coupe et crée ainsi deux Luberons.
Fait notable, les Anciens n'en ont pas parlé. Le Moyen Âge, lui, l'appelait Lebredo dont on
ne sait ce qu'il veut dire. Il entre tragiquement dans l'Histoire lors des guerres de Religion.
Mais jusqu'au début de ce siècle, il est littéralement inconnu. Alphonse Daudet l'a utilisé comme cadre
à son beau conte des Étoiles. Mais, visiblement, il n'y vint jamais. Mistral le cite à peine. Deux fois
dans Mireille et une fois dans ses Mémoires...
Chevau-léger, mon bel ami,
A Lourmarin l'on s'éventre !
Chevau - léger,mon bon ami,
Mon coeur s'évanouit.
Lourmarin, le village le plus charmant du Luberon... Les guerres de religion
y furent, en effet, atroces. Enfin, Ponson du Terrail a situé dans ce pays un de ses romans les plus
horrifiques : Les Pénitents Noirs. Il s'agit de brigands masqués. On raconte que le romancier feuilletoniste
séjourna plusieurs mois à Lourmarin pour écrire, à l'Hôtel Ollier, ce récit qui, certainement, passionna
des milliers de lecteurs dans toute la France.
Tout cela (y compris le feuilleton) n'avait pas encore suffi, il y a une quarantaine d'années, à faire entrer
dans quelque gloire ce beau pays de Lourmarin et cette admirable montagne.
Mais quelqu'un y vint de Lyon, Laurent-Vibert. Il en restaura le Château et y amena des artistes, écrivains et
philosophes. En peu d'années, ceux-là dégagèrent de l'ombre et le village et la montagne. C'était une découverte.
D'autres, beaucoup plus tard, découvrirent la découverte. Quoi de plus naturel ?... Et ce fut un bien.
Quelques oeuvres valables en sortirent. Mais ce ne fut pas sans dégâts... Parce qu'un pays célébré par les poètes
est souvent un appât pour les touristes. Ils arrivent, un jour, derrière les poètes et détruisent la poésie.
Le fait est connu. La présence d'un seul touriste met en fuite les Muses. Mais il n'y a rien à faire contre ce malheur.
Nous vivons dans l'ére de l'Indiscrétion.
Et c'est dommage! Le mal est sensible partout où subsiste un peu de beauté, un site, un monument, un souvenir,
toute choses de plus en plus rares... Et particulièrement ici, dans le Luberon où, jusqu'à ces dernières
années, il semblait qu'on fût en contact avec l'être même des choses. Il avait conservé tous ses mystères ...
Pourtant, s'il en a perdu quelques-uns, peut-être en a-t-il gardé assez, et de peu connus, grâce à Dieu !
pour offrir encore à la création artistique, c'est-à-dire à la poésie, des refuges de solitude et de silence.
Singulières réserves naturelles où encore souffle l'esprit.
L'ayant parcouru, observé, interrogé, écouté, contemplé, aimé, pendant quarante années, peut-être sommes-nous à
même d'en révéler, si peu que ce soit- et ce sera peu- les forces latentes, les vertus vitales pour l'intelligence
et pour l'âme.
Le Luberon est, en effet, un site à part. Il ne s'offre pas, il attend. Il n'est pas un décor, une toile de fond.
De lui ne s'élance aucun de ces pics déchirants qui crèvent les yeux du badaud et lui inspirent spontanément
les réflexions que l'on devine... Le Luberon est une vieille montagne usée par le temps, et qui a expérimenté les pluies,
les vents, les neiges et ce mystérieux frottement du ciel sur la terre qui électrise les formes du monde
en des sites privilégiés.
Aussi ce corps minéral a-t-il pris cette rare conformation qui parfois peut associer la matière, qu'on croit inerte,
à une immobile pensée. Bien mieux, il propose aux yeux avertis l'expression même de cette pensée indéfinissable, à
quoi, faute de mieux, l'on donne le nom de présence. Sous cette masse énorme où se fondent les rocs, l'humus, les plantes,
les arbres, les eaux, le Luberon est une présence secrète dont tant de matière n'est, pour le regard,
que le visible, mais pour notre pensée, un mystérieux appel à la connaissance de l'être. Si j'ose dire, il a de l'être ...
De cet être, la perception est sensible à ceux qui demandent aux formes plus qu'une image, mais un indéfinissable contact
avec le sens que recouvre l'image.
Les anciens Grecs avaient donné un nom, thanbos, à cette sensation, quelque peu inquiétante, qu'on peut prendre
des choses -roc, caverne, arbre, source- habitées invisiblement par un dieu. Or, ici, nous sommes encore si près de cette
Grèce antique, si naturellement accordés à ses aptitudes et à ses démarches, qu'un tel sentiment devant
une Nature elle même si grecque, nous prédispose à en déceler les dieux assoupis.
De là montent les songes...
Le Luberon est moins ce qu'on en voit, et qui est si beau, que ce que l'on en pense, et cette pensée va au songe et, si j'en
crois tant de rêves, issus de sa contemplation et d'une longue fréquentation de ses sites, il arrive en ces lieux qu'une
lourde matière, un bloc minéral écrasant, trouble le coeur, émeuve une informulable pensée et suggère en secret la présence
d'un être qui attend de notre parole les mots qui déchiffreront- s'il se peut- le mystère.
Henri Bosco
Homme de lettres
(Henri Bosco,"Le Luberon", dans le Vaucluse, richesse de France, n°56,3eme trimestre 1963)