Henri Bosco, l’Herboriste du rêve - par Alice Planche







Une page de Bosco, prise au hasard, laisse sans peine déchiffrer sa signature interne : elle est d’abord dans le phrasé ample et tempéré, dans le choix de tours et de termes qui parfois se veulent désuets, dans l’écho glissant des consonnes. Mais plus encore, c’est un climat, où le bonheur s’irise de la nostalgie de n’être plus douleur, où le réel souffre d’être mieux - et moins - qu’un songe. Il reste de l’inaccompli dans les caractères, de l’inachevé dans l’anecdote, comme de l’inexprimé dans la langue qui, selon la saisissante formule de l’auteur, n’est jamais que « le gémissement de la parole » (1). C’est pourquoi, plus qu’aux personnages et aux événements, la critique s’attache à la trame discrète et aux marges. Avec Bachelard, avec Jean Onimus, elle dévoile la hantise des éléments, suit le fil d’un flot sourd, cerne les « métaphores obsédantes » ou les mythes revivifiés. Mon étude s’inscrit dans une ligne parallèle. Elle porte sur l’omniprésence multiforme et polysémique du monde végétal, lié à la terre, à l’eau, aux vents, mais surtout témoin, parti et médiateur dans les drames humains.

Dans cette perspective, la prétention de dépouiller l’ensemble du « massif », de la « forêt » boscienne dépasserait le cadre de cet article. Les anthroponymes et les toponymes constitueraient à eux seuls un chapitre. Les titres mêmes, comme Hyacinthe ou Sylvius, renvoient indirectement aux sèves, ce que font doublement les deux expressions :

Le jardin d’Hyacinthe.

Le jardin des Trinitaires.

Hyacinthe, femme et jacinthe, les Trinitaires, religieuses de la Trinité et modestes fleurs printanières (c’est l’hépatique trilobée), esquisse une équivoque intentionnelle.

C’est pourquoi j’ai limité mon corpus à deux romans, au demeurant majeurs, que rapproche une particularité rare dans notre littérature : le héros y est, par choix et presque par fonction, spécialiste des plantes. Même Rousseau, s’il révèle ses études dans des oeuvres autobiographiques, dans quelques travaux théoriques et dans sa Correspondance, n’a pas fait de Saint Preux un botaniste. Sa Julie, certes, a le génie des jardins, son Elysée est un éden, mais elle n’a rien d’une savante. Au contraire, le Martial Mégrenut de Malicroix et le Pascal Dérivat du Mas Théotime sont considérés comme des connaisseurs et passionnés.

Avant d’examiner la place du végétal dans les deux oeuvres, tentons de définir la nature de leur science, et de leur goût, ce qui oblige, provisoirement, à séparer les deux textes.

Pendant presque un tiers de l’histoire (2), Martial, précairement installé sur l’héritage de son grand oncle Cornélius, dans une île du Rhône, ne paraît obsédé ni par la pensée de son jardin lointain, ni par les aspects déroutant des plantes qui l’entourent. Il est vrai que l’étrangeté de sa situation, la présence insistante du fleuve et de la pluie, la saison enfin - le voyage débute le 13 novembre - ont balayé ses préoccupations habituelles. Il semble un de ces jeunes aristocrates libres de leur temps et à l’esprit disponible, qui peuplent les romans du début du XXème siècle, époque où, d’après l’  « Avertissement » au lecteur, est censée se dérouler l’intrigue. (3) C’est au cours d’un dialogue que le notaire Dromiols, par calcul, rappelle à Martial, et du coup nous apprend, la nature de ces travaux. Il espère éveiller ses regrets et le détourner d’une île quasi déserte.

« Vous avez, je crois... d’intéressants travaux en cours... Les fleurs, les plantes »...

...  - « Botaniste, agronome, horticulteur, herboriste, que sais-je encore ! ... Jardinier », dis-je doucement... (p.133-134)

Cette apparente modestie ne désarçonne pas Dromiols qui, avec un lyrisme calculé et une sensualité plus sincère, chante les mérites d’un homme capable de créer des pêches et des roses. Martial ne traduit pas son émotion et ne s’avoue pas tenté. La suite du récit justifie-t-elle les titres dont le cauteleux notaire l’a pourvu   Examinons les un à un.

S’agit-il d’un botaniste ? dans l’acception que le terme avait au XIXème et même au début du XXème siècle, oui. Il connaît le nom des plantes sauvages et les situe dans leur habitat. Ainsi échappe-t-il au piège assez peu subtil que lui tend un peu plus tard le même Dromiols, qui prétend avoir cueilli, en plein hiver, une précieuse orchidée d’Amérique au bord d’un étang provençal, et qui lui écrit :

Est-ce trop demander au botaniste, replié dans la solitude de nos îles, de nous dire le nom, la race, les vertus de cette merveille florale ?...

Avec autant de précision que d’ironie, le « botaniste » répond :

« Cypripède » est le nom de sa famille, et vous y retrouverez, sans peine, une allusion à son appellation vulgaire, qui est le «sabot de Vénus ». Mais il s’agit d’un exemplaire étrange qui me donnerait à penser que cet étang de Valcadoubre, où vous la cueillîtes, Monsieur, a été le lieu d’un miracle. (p.197)

Martial, qui n’a dans l’île aucun livre, détermine l’échantillon avec une exactitude mêlée de prudence :

C’était une orchidée des marécages qui ne pousse guère en Europe, quelque chose comme le Cypripedium spectabile, dont la fleur solitaire, au mois de mai, s’élève grande et rose au-dessus des étangs de l’Amérique.

Chez nous le Cypripedium calceolus en donne quelque idée, mais cette plante ne se trouve plus que sur les hautes pentes des montagnes. (p.196)

Depuis Linné, un consensus international désigne les plantes par une double étiquette latine, le premier nom, avec la majuscule à l’initiale, est celui du genre, le second celui de l’espèce. S’il parle à Dromiols de « famille », terme qui ne conviendrait qu’à  « orchidées », ce n’est pas par ignorance, mais pour éviter un jargon trop technique. Pour être complet, il joint la forme francisée et le nom « vulgaire ». Sa détermination est irréprochable et révèle un savoir bien assimilé. Il connaît aussi la localisation de l’espèce et la flore d’un étang de sa région. En somme, il fait preuve des acquisitions qu’à l’époque on attendait d’un « botaniste » : la taxinomie (classement raisonné), et ce qu’on n’appelait pas encore écologie (étude des associations végétales et animales). Avec beaucoup de pédantisme, on pourrait ici risquer, à l’égard de l’auteur et non du personnage, un léger reproche d’anachronisme, à propos du « sabot de Vénus » européen. Il est vrai qu’aujourd’hui cette trop belle espèce a été victime de sa séduction. Maladroitement emportée avec son bulbe par des admirateurs ignorant qu’elle est presque impossible à cultiver, elle est en voie d’extinction et ses rares stations se cachent en haute montagne. Mais vers 1820, elle était encore assez fréquente, même sur certaines collines. Martial, quand il n’ est pas sollicité, n'étale pas son savoir. C’est sa cousine Inès qui, lui envoyant une fleur séchée d’un beau bleu, nomme à deux reprises le Delphinium. (p.173.) S’il utilise plus loin la forme entière (Delphinium consolida), c’est après avoir donné un équivalent, dauphinelle bleue (p.387.). Le terme populaire de « pied d’alouette » n’apparaît pas. Mais c’est qu’alors une symbolique complexe relaie la botanique. Nous la retrouverons. Elle ne semble pas absente non plus de la phrase où Martial, au cours d’une rêverie en Camargue, définit les cannes de Provence par : « ces longs roseaux appelés Arundo Donax », nom dont la redondance interne et les sonorités dépaysent. Ailleurs, tant qu’il vit dans l’île, le héros semble bien loin de préoccupations scientifiques. Son lexique est même d’une grande pauvreté quant à la flore très singulière de cette zone. S’il cite assez souvent les salicornes, il n’en précise jamais les variétés et on peut même se demander s’il les reconnaît avec certitude. On est quelque peu surpris de lire qu’en été le bouvier « dort sous une salicorne ». Les dimensions modestes de ces plantes aux rameaux charnus rendent la chose malaisée. La seule espèce un peu buissonnante, le salicornia fruticosa, n’atteint qu’exceptionnellement un mètre. Il n’est jamais question de l’abondante flore des terrains salés (flore halophyte), comme les statices , (limonium), dites lavandes de mer ou immortelles bleues et qui, même sèches, forment sur le sable des prairies glauques très caractéristiques. Le nom des épineux n’est jamais donné. Les roseaux ( à l’exception de l’Arundo, qui n’est pas typique de la Camargue), les saules, dont les osiers, les broussailles, et, halliers, taillis, restent imprécis. Tous les arbustes du maquis sont présents, parfois associés : lentisques, oléastres (petits oliviers sauvages), arbousiers, genévriers, à côté des ajoncs et des ronces, dont l’aire géographique est très vaste. Et surtout l’île est une forêt, Bosco dit à deux reprises une « sylve », où les essences méditerranéennes comme le micocouliers ont moins de part que les plus courantes dans toutes les régions humides, bouleaux, aulnes, ormeaux, peupliers (trembles). Les adjectifs sont superlatifs : géant, gigantesque, énorme, vieux, séculaire. Je ne sache pas que les lagunes du delta ressemble à la sylve hercynienne ! On dirait que deux visions se superposent, celle de maigres terres, de déserts d’herbes rares et roides qui se perdent dans les osiers et les tamaris où reste incertaine la limite des eaux, et celle d’une île certes sauvage et froide, mais en puissance luxuriante, où les branches drues s’enchevêtrent sous les hauts dômes protecteurs. La première, la plus conforme au réel, semble imposée de l’extérieur ; c’est d’ailleurs Dromiols, qui tient à décourager son client, dont le regard est le plus juste, lorsqu’il évoque :

L’uniformité des étangs sur l’immensité des cailloux, jusqu’au sable de la mer... (p.81)

Ou :

(la dame des solitudes) fait, au cœur des grands sables, monter les asphodèles. (p.106)

On hésite entre deux hypothèses : ou bien Martial, dans ce monde étrange, oublie le réel et perd ses facultés d’observations, ou bien Bosco, qui ne connaissait guère la Camargue, s’est servi des ressources de son nom et de quelques grandes images pour créer une île synthétique, bien plus proche de la Barthelasse au Nord-Est d’Avignon, qu’il a fait dériver vers le sud au grès du songe. Sur ce point, l’examen de la végétation confirme l’interprétation esquissée par Andrée David (4) et éclairée par Claude Girault (5) dans les Cahiers de l’Amitié. Il ne faut pourtant pas négliger l’effet magique de la Redousse. De retour pour un printemps entre son jardin, ses serres et ses collines, le héros sent qu’il se retrouve avec son savoir et ses biens (donc qu’il les avait perdus) :

Là, peu de rêves, mais des connaissances précises : des noms, des familles, des meurs, des propriétés. Un grand ordre ; le calme dans l’esprit. Je retrouvais avec plaisir - et quelque étonnement - ces noms, ce savoir, cet ordre, ce calme. (p.408-409)

Le voilà de nouveau botaniste, mais comme détaché de cette tâche ancienne :

Je m’étais remis à l’étude ; mais, en dépit du charme qui émane du monde végétal, je conservais assez d’indépendance pour le voir cependant que je l’étudiais. Alors, détaché un moment de la livêche et basilic vivace, je regardais autour de moi et je me demandais si je faisais un rêve. (p.409)

Cet « épanchement du songe dans la vie réelle », selon le mot de Nerval, aboutit à une inversion des signes.

Martial n’en reprend pas moins la tâche qui, en son temps, définit le botaniste :

J’herborisais dans la pinède. (p.411)

... (Je) me dirigeai la conque d’eau où j’avais déposé les quelques plantes cueillies sur la colline. (p.413).

Je retrouvai mes notes et, avec elles, mes pensées d’études.

Je repris le plis mes tâches lentes ; j’eus tout de suite, pour les accomplir, le secours de mes goûts modestes et cette patience native qui me permet de rester incliné, parfois durant des heures, sur une bruyère cendrée ou sur une ronce frutescente qui vient de fleurir. (p.419)

... Marcellin entra, feuilleta mes notes, consulta l’herbier. (p.421)

Les dénominations latines sont absentes. Le caractère scientifique s’estompe dans le flou artistique. Il n’est pas fait allusion à une formation de base, et, en guise de manuel, n’apparaît qu’un « album de fleurs des champs », entre les mains d’une petite cousine de sept ans (p.399). Depuis Rousseau, quelques notions de botanique, faisaient partie de toute éducation bourgeoise, même celle des « dames et des demoiselles ». Les planches coloriées, souvent d’excellente qualité, représentant la flore et la faune, avaient une large diffusion. Rien ne prouve que Martial ait eu d’autres sources de savoir.

Se montre-t-il plutôt « agronome, horticulteur », autres titres dont le pare Dromiols ? Certes il est « jardinier », comme tous les Mégremut, et il s’est livré à des expérimentations : essai d’adaptation pour des espèces délicates, création d’hybrides. On a déjà noté l’hypocrite admiration du notaire pour les « minutieuses recherches » de son client : une lettre de la famille assimile même l’homme à l’objet de ses études :

Tu es une plante de serre, un ami des fleurs, des fruits, et un studieux. Tu es né pour peser sur des balances minuscules, la graine du colycantus ou de l’adonis... (p.176)

Il est deux fois parlé de ses « laboratoires ». Il possède des serres où la dauphinelle fleurit en hiver et où végète, en son absence, un « laurier de St Antoine »(6). Ses orangers y passent l’hiver. Il ne semble pourtant pas très différent des autres Mégremut qui possèdent indivis avec lui, le paradis de Pomelore. Il jouit comme eux de l’ombre des grands chênes, du charme des abricotiers et des pêchés en fleurs. Peut-être pratique-t-il des méthodes moins traditionnelles que son cousin Marcellin, polarisé par le zodiaque et persuadé que :

Sur chaque graine d’anémone ou de muguet, tombait tout droit l’influx de quatorze ou quinze puissances naturelles dont toute une Constellation... (p.306)

Ce n’est pas sûr, car le calendrier astral lui donne « beaucoup à penser ». Ses trouvailles ne nous sont jamais précisées et le peu qu’il nous en dit n’a rien de remarquable. Ainsi sa serre contient-elle « un grand pot scilla nutans » ; or cette jacinthe rebaptisée aujourd’hui Endymion, croît à l’état sauvage dans de nombreux bois de France où elle fleurit... au moment où elle est citée dans la serre. Au plus, Martial s’est livré à des expériences de floriculture.

Est-il « herboriste », dernière étiquette que lui propose Dromiols ! Cela dépend de l’acception du terme. Au temps de Rousseau, il était parfois synonyme de botaniste - celui qui herborise et qui fait un herbier - Mais il désigne aujourd’hui celui qui se consacre aux plantes médicinales, qu’il les récolte dans la nature, les cultive, les traite ou les vende. Dans le texte, les « simples » sont la seule médecine mais Martial en est plutôt le bénéficiaire que le responsable. Après le long évanouissement qui lui sert de sommeil initiatique, il est :

... tiré du néant par un parfum de plante et d’eau...

(Plus tard) On entend le feu et le chant d’une bouilloire.

Il en vient des vapeurs de plantes médicinales. (p. 283)

... Dans la resserre, il y avait quelques bocaux pleins d’herbes médicinales.

Anne-Madeleine a choisi des plantes. Racines et feuilles amères pour activer le coeur, purifier la sang et faciliter le jeu des poumons. (p. 3823-324)

Comme dans les romans courtois, c’est une mystérieuse jeune fille, la Bonne Sorcière, qui sait le secret de guérir. Les « simples » ne sont pas précisées.

Cependant Martial, revenu dans son domaine, se souvient d’avoir lui aussi cueilli les bonnes herbes :

D’avoir noté minutieusement les propriétés fébrifuges de la ményanthe décrite et dessinée avec exactitude, je m’émerveillais tout à coup. Et de voir à combien de plantes j’avais donné mes soins, comme en témoignaient tous les pots rangés en longues files sous les vitres. (p.409)

La ményanthe (Menyanthes trifoliata) à la belle hampe rosée assez courante dans les marais, était déjà apparue avec son nom vulgaire, dans un passage où ses vertus curatives n’avaient que faire :

(Dans l’île, le sauvage serviteur Balandran n’ignore pas les visites d’Anne-Madeleine) :

Souvent je trouvais sur la table un bouquet de trèfles d’eau ou d’héliotropes divers. Elle l’emportait toujours, mais sans en rien dire, sachant bien qu’il était l’hommage d’un coeur rude à celle qui l’avait arraché de la mort et que j’aimais. (p.362).

Dans la dernière scène lorsque le héros retrouve l’inconnu, il est clair qu’il ne pense plus à vouer sa vie à de subtiles cultures. On peut même se demander si ses « casquettes » de botaniste ou d’horticulteur n’ont pas pour fonction essentielle de favoriser l’introduction du règne végétal dans son univers intime. C’est un point qu’il faudra reprendre, après avoir suivi le destin de Pascal Dérivat dans Le Mas Théotime (8).

Pascal n’appartient ni à la même époque ni au même milieu que Martial. C’est plus le temps des diligences. Si aucune automobile ne roule - du moins sur les sentiers des collines - les chemins de fer fonctionnent et facilitent les déplacements. C’est même leur apogée : les petits trains d’intérêt local remontent les hautes vallées. On doit être vers le début de ce siècle. Le cadre est très comparable dans les deux cas, mais le bourg d’où partait Martial, alors appelé Puyloubiers, serait plutôt le Sancergues des jardins jumeaux Métidieu et Dérivat, tandis que le nom devenu disponible de Puyloubiers s’attache aux terres moins riantes où est bâti le mas Théotime. Pascal n’est pas de naissance noble, il appartient à la bourgeoisie rurale solide, et il s’est installé sur l’héritage d’un grand oncle. Il exploite lui-même ses biens, avec l’aide d’une famille de métayers de bonne souche, mais appauvrie, celle des anciens professeurs du domaine. S’il en épouse la fille, son mariage n’aura rien d’une mésalliance. Ce n’est plus un tout jeune homme, il doit dépasser les trente ans, puisqu’il vit depuis dix ans sur ses terres, après d’assez longues études. Le personnage est en somme plus affirmé, plus fermement enraciné et aussi plus nettement dessiné que dans Malicroix. Cette différence se retrouve dans ses rapports avec le monde végétal. On ne lui applique pas les qualifications enchaînées de « botaniste, agronome, horticulteur, herboriste », mais il les mériterait, surtout les deux premières.

Nous sommes en partie renseignés sur ses études, encore que Bosco entretienne, là comme ailleurs, un certain flou. Après le collège, il a subi avec succès, à Aix, un examen qui ne peut-être que le baccalauréat. Puis il a suivi une sorte de préparation professionnelle qu’il évoque ainsi :

Je fis de bonnes études. Comme tous les jeunes gens d’un caractère renfermé j’aimais le travail...

Mes parents, qui voulaient me retenir aux champs, eurent le bon esprit de m’engager dans des disciplines solides qui, tout en me fournissant des connaissances supérieures à celles qu’on possède communément dans les familles agricoles, me laissa l’amour de la terre. J’ai conservé ainsi un peu de cette sagesse paysanne sans quoi le blé pousse de travers et le meilleur raisin de vendange s’aigrit dans les tonneaux.

Je connais et j’aime les travaux des champs et j’y ai une compétence que les Alibert eux-mêmes reconnaissent tacitement. (p.34-35)

Qu’il soit une sorte d’ingénieur agronome, à la fois théoricien et praticien, tout le roman en témoigne. Il participe activement aux cycles des travaux et des jours, et le Mas Théotime a des aspects de Géorgiques. Le drame central, l’assassinat du cousin Clodius, l’hospitalité involontairement offerte à son assassin, se situe juste à la fin des moissons, et l’engrangement du blé au lieu où l’homme se cache complique la situation. Ici ou là s’ébauche la célébration des vergers, de la vigne et de l’olive. Tantôt règne une grâce d’idylle, comme dans le vieux cimetière endormi sous les grands oliviers, tantôt c’est la violence : les sangliers déchaînés obéissent à la belle Geneviève, lointaine fille de quelque meneur de loups. Cette campagne d’avant la mécanisation, où tout se fait avec les calculs de la raison et la force des poignets, est pourtant déjà menacée dans son âme. Les vieilles gens déplorent l’abandon des belles coutumes ; le berger se souvient des grands feux qui se répondaient jusqu’au bord du Vacarès, le curé regrette le rite semi païen des Rogations, et les processions qui montaient jusqu’à la chapelle solitaire de Saint Jean. Il est heureux de voir se restaurer les murs de l’ermitage, à défaut de la ferveur populaire. Les dernières paroles, prononcées par la jeune Françoise Alibert, annoncent comme une promesse de paix une récolte hivernale :

On pourra oliver juste après la Noël... le temps est sec (p.437)

Cette « Vraie femme de la terre » plus sûre que la dangereuse Geneviève, « cette fille du vent » assurera l’équilibre du héros.

Pourtant la profession rurale de Pascal est loin de remplir sa vie et de combler son cœur. Par vocation, il est aussi et surtout botaniste. Nous l’apprenons presque dès le début, dans une analyse des faits et des motifs, à la première personne.

Mais à cette expérience positive et à ses oeuvres réelles de la terre, j’ai ajouté l’amour des plantes.

Qu’elles soient cultivées à des usages domestiques ou qu’elles croissent librement, je les aime toutes. Certes j’ai une préférence (que je cache tant bien que mal aux Alibert), pour les herbes sauvages ; et je crois que mes seuls attendrissements, je les éprouve devant un plant de grande chélidoine ou de véronique d’eau (9). (p.35)

Un amour refoulé pour son aventureuse cousine le pousse à reprendre des études, pour donner des assises scientifiques à cette passion compensatoire :

... Délivré des soucis matériels par quelque argent, je pus m’adonner à mon goût des plantes. J’eus dans cette discipline de bons maîtres, et avec eux j’herborisai pendant plusieurs années, aussi bien en France qu’ailleurs. Je parcouru l’Italie du Sud, l’Espagne et le Nord de l’Afrique. J’ai beaucoup penché mon corps sur la terre au cours de ces explorations qui m’ont appris des noms d’herbes et d’arbustes. C’est la raison, peut-être, qui fait qu’en présence de qui me parle, je me tiens gauchement ; car je baisse les yeux comme si je n’osais regarder mon interlocuteur. Cependant je l’écoute et je n’oublie pas. (p.40)

Ces « apprentissages » appellent quelques remarques. S’agit-il d’études universitaires ? C’est probable, mais il n’est pas dit qu’un diplôme ait sanctionné ces efforts. Le but n’était pas là. Il arrivait jadis, il arrive encore, plus rarement, qu’un esprit curieux, disposant d’aisance et de loisirs, entreprenne ou reprenne des études désintéressées, pour satisfaire un goût et exercer sa pensée. Les voyages qui suivent, et que Pascal appelle des « explorations », s’intégraient peut-être à une mission de recherche, puisqu’un peu plus loin on précise « en quête de plantes exotiques ». Pourtant, les territoires visités ne dépassent pas la zone méditerranéenne, ce qui, même il y a près d’un siècle, en limite la portée. L’auteur met moins l’accent sur les bénéfices scientifiques des recherches que sur leurs effets psychologiques. Il semble que Pascal ait, à sa façon, suivi une cure, pour calmer certains regrets et s’assurer, dans l’avenir, une harmonie interne, grâce à un « violon d’Ingres » assez proche de son « métier » pour ne l’en pas détourner. C’est ce qui l’analyse ainsi :

Quant à moi, qui veillait... sur la fécondité modeste de ce territoire de céréales, de vignes et d’arbres fruitiers, j’avais, pour mes loisirs, introduit dans cette existence déjà calme, ce goût des plantes et des herbes qui réclament des soins et une discipline, elle aussi en accord avec les saisons. (p.44)

Il s’agit donc d’un projet de vie, en harmonie avec les cycles naturels, et où « l’arrière boutique » - pour parler comme Montaigne - n’est pas trop éloignée du « magasin » visible.

Un trait frappe dans cette spécialisation. Il s’agit des « herbes » et des « arbustes », non des arbres. Nous sommes dans la droite tradition de Rousseau, obligés par sa myopie à s’incliner et même à se coucher sur le sol, pour y mieux observer des plantes parfois minuscules. On sait qu’il aimait les herbiers aux dimensions de petits cahiers, réservés à une flore invisible aux distraits.

Pascal nourrit son acquis par des lectures. Il a une bibliothèque, d’ailleurs répartie entre deux aires de travail, le « grenier aux plantes », qu’il a aménagé (comme Montaigne - encore - avait fait pour sa tour) et l’annexe plus éloignée du poste à feu de Micolombe. Ses métayers n’y accèdent pas. Et si, dans un élan, il dit un jour à sa cousine « je te donne Micolombe », il lui ferme l’entrée de son refuge quotidien. Par bribes nous sont fournies des indications sur son trésor, et sur ses travaux personnels. Le verbe herboriser apparaît quinze fois dans l’œuvre où se relèvent herbier, herboriste, herborisation, et les divers termes du même champs lexical : cueillir, classer des plantes, etc. Pour s’en tenir au verbe, il serait utile d’en situer toutes les occurrences, avec leur contexte, car elles rythment le récit (herborisation, cité, fait partie du décompte).

1. (Avec mes maîtres) j’herborisai pendant plusieurs années. (p.40)

2. (A Micolombe) souvent je m’y arrête, en herborisant. J’y conserve un petit dépôt de plantes. (p.48)

3. Il faisait trop beau pour herboriser. (p.82)

4. Un plus tard nous herborisions (p.86)

5. Moi-même, qui hante ces lieux pendant mes jours de loisir, je n’y vais plus que pour herboriser. (p.175)

6. « Il paraît qu’on ne vous voit plus herboriser. C’est dommage... Vous aviez là une jolie occupation... Il faudra la reprendre ». (p.204)

7. C’est alors (le matin) qu’il fait bon herboriser. (p.225)

8. Je partis, le 30 juillet, pour herboriser... (p.225)

9. Je repris mes herborisations. (p.381)

10. Ce matin, j’ai herborisé. (p.383)

11. De temps à autre j’herborise... (p.392)

12. J’ai senti que la bonne saison allait finir. Aussi ai-je voulu profiter de cette journée pour herboriser encore une fois. (p.397)

13. J’ai oublié mes projets d’herborisation. (p.398)

14. J’ai herborisé jusqu’au soir. (p.400)

15. ... J’ai repris le chemin du col, et j’ai un peu herborisé. (p.107)

Herboriser correspond aux moments de liberté, de vacance, entre les travaux urgents, les grandes angoisses, l’arrêt hivernal des sèves. En accord avec la solitude, c’est parfois une marche vers l’extase.

Pascal a son attirail. Il porte « une boite d’herboriste », probablement en bandoulière, pour mettre à l’abris du soleil et du vent les spécimens récoltés. Il fait un herbier, et il a ses recettes, banales, pour bien sécher et conserver les échantillons :

Je les étalai... avec soin, dans leur chemises de papiers gris foncé ; j’inscrivis leur nom sur des étiquettes, sans penser à rien d’autre. (p.50)

... certains spécimens (trouvés par ma cousine) me parurent si remarquables que j’ai inscrit le nom de Geneviève sur le papier poreux où se conserve leur fragilité. (p.87)

Ces notes manquent de technicité. Pascal se servait-il d’une loupe, établissait-il des diagrammes floraux(10), s’intéressait-il au tissu végétal, aux organes de reproduction ? Cela n’apparaît pas. Comme Martial, il semble limiter la botanique à la détermination des noms et à la taxinomie. Comme lui aussi, il a un certain sens des associations naturelles, les « climax », ce qui le porte à étudier des régions étroitement délimitées. Le seul ouvrage dont il fournisse le titre est révélateur :

... Sur le lit... mon hôte avait laissé un livre : une Flore des îles d’Hyères. Je le tiens toujours sur ma table. (p.306)

C’est d’une autre île - au sens de lieu isolé, quoiqu’en en pleine terre - qu’il se propose de faire l’inventaire :

J’avais entrepris, depuis deux ans, une « Flore des collines de Puyloubiers ». On appelle ainsi les petits monts qui dominent au nord le village de Puyloubiers, et le quartier des terres. Cette chaîne modeste et doucement mamelonnée porte des bois de petite futaie, beaucoup de taillis, de genévriers et myrtes, et ça et là, une pinède ou un groupe de chênes... Les petites clairières... offrent quelques ressources au botaniste. (p.86-87)

Petit, modeste, quelques... le territoire est les ressources permettent un inventaire exhaustif. On retrouve une fois encore le souvenir de Rousseau, rêvant de faire la Flore complète de l’île Saint Pierre sur le lac de Bienne : tout répertorier, dans un domaine que d’aucuns peuvent juger mineur, et à l’intérieur de frontières sans ampleur, c’est une façon d’unir l’humilité et la quête orgueilleuse de l’absolu. Puyloubiers est un microcosme.

S’il n’use pas de nomenclature savante, Pascal n’abuse pas des dénominations latines doubles, qu’il présente, en cas de besoin, sans pédantisme :

Un spécimen de cette sauge (Salvia verbenaca) qu’on appelle chez nous « herbe au prud’homme », deux plants de grande centaurée, quelques busseroles et de l’arnica. (p.49)

... Un livre montrait le dessin d’une branche d’armoise (Artemisia vulgaris) avec ses fleurs. (p.64)

... Je cueillis un peu d’origan, de Satureïa hortensis et d’hysope. (p.225)

Il est normal de préciser l’espèce pour la sauge et l’armoise, car le genre est très diversifié. On pourrait songer, dans le premier cas, à la sauge officinale et à la sauge sclarée, non moins fréquentes et belles, dans le second à l’armoise absinthe, dont on connaît l’usage. Il existe de même plusieurs sarriettes (Satureï). Lorsqu’aucune équivoque n’est possible, Pascal choisi le nom courant. On comprend qu’il ait préféré « busserole » à l’imprononçable Arctostaphylos uva - ursi (raisin d’ours), pour une plante buissonnante aux fruits rouges fades, d’aspect comparable à l’airelle ; et presque tout le monde connaît l’origan et l’Hysope, parfois cultivés dans les jardins. Des expressions comme « herbe au prud’homme » pourraient égarer, car les noms familiers varient avec l’époque et le lieu, et bien des plantes comestibles ou médicinales ont été baptisées de la même façon, comme il existe bien des types d’herbe au pauvre homme, d’herbe aux chiens, d’herbe d’argent et d’or, etc. Est-ce pour être plus clair, ou pour la beauté de sons, que notre botaniste préfère « fraxinelle » à Dictamnus alba (disctame) qui n’est pas sans poésie ? Quoiqu’il en soit la Puyloubiers, typique des collines de Provence, paraît très vraisemblable. Deux espèces pourtant font problème. D’abord l’ancolie des Alpes recueillie par Geneviève avec :

Deux ou trois valérianelles, un plant de cette calaminthe odorante qu’on appelle chez nous le grand basilic sauvage. (p.87)

L’ancolie des Alpes est en effet une trouvaille « remarquable » à cette altitude, car elle ne descend pas d’ordinaire au-dessous 1500 m. On pense plutôt à deux autres ancolies, presque aussi grandes, presque aussi bleues, dont l’une est Aquilegia subalpina et l’autre Aquilegia reuteri. Cette dernière fleurit sur le Ventoux, qui n’est pas si éloigné.(11) Geneviève, qui aide son cousin, mais parfois se contente de faire un bouquet :

Cueillait toujours, dans un champs délaissé derrière la maison deux ou trois chardons bleus, ou des narcisses, qui trempaient dans un verre d’eau limpide... (p.86)

Les narcisses sont nombreux en Provence, mais ils ne s’ouvrent qu’au printemps et le séjour de Geneviève est estival. Quant aux chardons bleus, ce peut-être Eryngium alpinum, ou panicaut des Alpes, ou un Echinops beaucoup plus fréquent sur les collines. L’un et l’autre fleurissent assez tard dans la saison.

La liste des espèces citées ne serait pas très longue. Elle ne contient pas d’exemple de ces plantes à la fois rares et sans beauté, petites graminées, crucifères composées, qu’un Rousseau aurait observées avec une délectation particulière. Toutes les cueillettes semblent motivées par des raisons qui ne sont pas purement scientifiques, tenant à la vétusté, à l’étrangeté, ou aux vertus médicinales. Car, secondairement, Pascal est aussi « herboriste », au sens large. La sauge parfume l’eau et le linge : longtemps les armoires en gardent l’odeur, et Marthe Alibert la fait tremper dans la « gargoulette » (12) pendue au chêne, alors qu’on bat le blé par un temps bas et lourd. (p.202) Mais le héros n’est pas un « bon sorcier » passionné par les cures miraculeuses. La nécessité fait loi :

Au plafond pendaient, sur des fils, quelques plants d’arnica et de pariétaire, que j’y avais mis à sécher, parce que ce sont des herbes médicinales dont on a quelquefois besoin à la campagne. (p.55)

On ne peut dire que Pascal soit jardinier, titre dont se réclame Martial. Le monde des jardins, à Sancergues, est lié à sa jeunesse et à l’attrait de son cœur, voir de ses sens, pour Geneviève, attrait qu’il a toujours refoulé, parce qu’il aurait détruit l’image qu’il se fait de son moi :

Un grand jardin unissait affectueusement les deux familles (Dérivat et Métidieu)... Entre les deux maisons il y avait bien une grosse haie d’aubépine, mais l’amour qui joignait leurs hôtes depuis deux ou trois siècles étaient si fort qu’on avait pratiqué dans les arbustes quatre ou cinq ouvertures. Nous les appelions nos commodités. (p.16)

... Sournoisement je bouchai les trous avec des ronces, sauf un, que je laissai libre et qui, tout au bout du jardin, n’était connu que de moi seul. (p.17)

Quand les jeunes gens ont tous deux quitté Sancergues, les jardins sont abandonnés et gagnés par les ronces. Le cousin Barthélémy fait désherber celui de Pascal, ce qui ne suffit pas à y ramener le propriétaire. On ne sait ce qu’il adviendra des biens de Geneviève dont le héros, sans l'avoir voulu, se trouve à la fin l'héritier. A Puyloubiers ne règnent que les cultures vivrières. Mais Martial aussi rompt avec les « paradous » de délices.

La botanique a donc plus de place dans ce roman des collines qu’est le Mas Théotime que dans Malicroix, roman des eaux, où elle est saluée au passage, sans s’intégrer profondément au drame.

Mais, dans les deux cas, n’est-elle pas plutôt un moyen qu’une fin et peut-être un moyen qui cherche sa fin ?

C’est d’abord pour les deux héros, une sorte d’état civil, un registre de noms. Or tous deux aiment les noms, ceux qui désignent des êtres vivants et ils ne sont pas loin d’adopter le vieil adage : nomen, numen, le nom dit l’essence. Dans la lignée du Cratyle même si Platon n’est jamais cité, ils postulent que les mots gardent un lien avec les choses, comme dans la « langue des dieux » ou, dans une perspective chrétienne, la langue d’avant Babel. Martial admire « qu’on eût appelé alkékenge telle grande fleur blanche solitaire. » (p.409)

En fait, le coqueret alkékenge est bien plus connu pour ses fruits écarlates, cachés dans un vaste calice rouge, que par ses fleurs un peu ternes. La dauphinelle (delphinium) est ici le signe et le souvenir de la cousine au destin tragique, Delphine dite Delphine d’or, les deux renvoyant à Delphes et aux secrets de son oracle. Pascal va plus loin :

... les noms imposent une forme, et même une âme. (p.18)

Il s’invente un ami, à partir d’un nom qu’il ne dévoile pas, et a une prédilection cachée pour les désignations des plantes :

... je dis leurs noms pour moi seul qui les ai cueillies pendant l’été. Je les dis à haute voix sans crainte qu’on m’écoute... (p.35)

Le seul mot de Rameaux enchante Martial par ses connotations végétales et scripturaires :

... nous étions aux portes des Rameaux, dont j’aime le nom, l’esprit de printemps et la liturgie sous les branches au moment de la pleine floraison. (Malicroix, p.411)

L’un et l’autre, parfois, accumulent pour la même espèce les dénominations savantes et courantes, comme si l’appeler de diverses façons augmentait les chances de trouver son nom le plus vrai. Plus souvent ils énumèrent les variétés, en une sorte de litanie incantatoire. Loin d’être abstraits et objectifs, les noms sont intériorisés. Les connaître et les entendre est une façon de communier avec les êtres et les choses.

Ce n’est pourtant ni par l’oeil, ni par l’oreille, que le contact s’établit le plus sûrement avec le végétal. La lecture de Malicroix, domaine du silence où les hommes taciturnes écoutent le fleuve et le vent, révèlent l’omniprésence des parfums. Martial les recueille tous, car il a « l’odorat vif ». On relève plus de 25 occurrences du binôme odeur-odorant, relayé par parfum, senteur, exhalaisons, émanations, etc., sans négliger les adjectifs et les verbes du même champs sémantique. Les deux mondes de l’île et des vergers, le désert et l’Eden, sont exprimés par leurs effluves.

... l’odeur des racines d’ajoncs, du limon sec et l’osier pourri. (p.19)

... L’odeur d’eau, de boue fraîche et de plante mouillée. (p.37)

... les exhalaisons des ajoncs douceâtres. (p.89)

... les odeurs de vase et d’osier gluants. (p.273)

... Les émanations d’écorce et de feuille brûlée. (p.429)

S’opposent à :

... Puyloubiers qui sent la cerise et l’amande. (p.300)

... l’air embaumait et tout le pollen des vieux arbres flottait, tiède et sucré, comme un encens. (p.389-390)

... l’odeur de miel épandue dans le lierre de la tour. (p.399)

... l’odeur du blé sec, de la paille et des foins. (p.426)

La dichotomie n’est pourtant pas totale. Il faut, pour employer deux adjectifs chers à Bosco, unir «  l’amer » à « l’amen » pour obtenir :

... l’odeur des végétaux tendres parfume l’air de miel et d’amertume. (p.135)

De même le parfum frais « de riz et de rose » de la banale Inès, alterne avec celui qui flotte dans le manoir abandonné où vécut Delphine :

« un parfum d’héliotrope et de vanille, un parfum usé, lui aussi à bout de souffle ». (p.431)

Mais l’univers mental de Malicroix est toujours olfactif et végétal, ce que résume cette note :

... l’odeur végétale du monde devint si naturellement, ce matin-là, une pensée... (p.170)

En est-il de même pour le Mas Théotime ? Il semble qu’il y ait moins de « correspondances », que les hommes n’y soient pas au même degré solubles dans les parfums. Mais une étude lexicale révèle que le mot odeur y est encore plus fréquent (au moins 35 emplois), ainsi que ses synonymes. Si le lecteur s’en rend moins compte, c’est parce que les essences sont plus variées, plus difficiles à classer, comme en témoigne un vaste éventail de qualificatifs :

... l’odeur lunaire des arbres (p.19)

... l’odeur amère du buis. (p.51)

... une odeur puissante, amère (de la terre et des arbres). (p.79)

... un parfum brûlant d’écorce végétale. (p.80)

... le blé... odorant de phosphore. (p.176)

... une extraordinaire odeur de jasmin et d’herbe sauvage. (p.184)

... l’odeur résineuse des collines. (p.195)

...un parfum à peine perceptible... Ces odeurs naturellement périssables. (p.218)

... ses parfums immenses... (p.384)

... sa fine odeur de cailloux. (p.412) etc. ...

Sauvages, lourdes, humides, les odeurs ici sont trop riches pour se confondre et pour faire oublier les contours. Mais c’est par leur médiation que la nature enveloppe et englobe les hommes.

Autant que pour leur beauté ou leurs propriétés curatives, les fleurs sont cueillies ou simplement nommées à cause de leur parfum. Les labiées comme la menthe, la calaminthe, la sarriette, l’Hysope, l’aspic et le thym sont l’esprit des collines. Entre deux espèces voisines et de même habitat, ce n’est pas la plus voyante qui est retenue, mais la plus parfumée. Ainsi deux clématites à fleurs blanches, l’une dite flamme, l’autre flammula (petite flamme) peuvent se côtoyer. Pascal ne note que la seconde, de taille plus réduite ; l’autre est inodore :

... ces clématites odorantes qu’on appelle ici « jasmin des ânes ». (p.383)

Les arbres jouissent d’un statut particulier. L’essence en est souvent indiquée, qu’il s’agisse des cerisiers, pêchers, abricotiers et amandiers des vergers, ou des charmes, ormes, saules, cyprès, chênes, platanes et pins des champs et des forêts. A l’occasion, ils sont comptés : ici un pin parasol, ailleurs dix, une dizaine d’oliviers, trois puis quatre cyprès, trois grands ormes, deux chênes énormes, et même un cèdre. Mais on s’en tient au genre, sauf pour les chênes truffiers, les chênes verts et les pins (pins d’Alep, pins parasol), ce qui traduit des différences marquées. En somme, la botanique n’intervient guère. Comme dans Malicroix, il est question de la taille et de l’âge ; les frondaisons sont « colossales », les chênes séculaires ou centenaires. Rien d’original. Ils sont là, et en nombre ; ils sont la charmille, le bois, la futaie, la forêt. On est souvent « sous les arbres », parfois dans les arbres, derrière les arbres, sous le couvert, on voit leur cime, leur faîte, on se cache sous les frondaisons, on admire ou on craint « la masse compacte des feuillages », qui peuvent être « noirs ». Il n’est pas toujours rassurant de suspendre un hamac sous leur « immense feuillage ». Il est même des forêts enchantées dont on ne sait pas rompre le sortilège. L’une, une pinède, s’annonce de loin par « un bruit de vols et de ramages ». Dès qu’on y pénètre, tout se tait :

Les arbres étaient vieux et grands et d’en haut descendait une très douce lumière qui faisait fermenter le sol. Il sentait la résine et le champignon. Un sentier s’enfonçait dans le sous-bois où l’épaisseur de la végétation créait des profondeurs plus sombres, des retraites à peu près inaccessibles. Le silence tombait si brusquement des branches et, à travers l’immense ramage des oiseaux, me paraissait étrange. Parfois un pépiement vite étouffé, un frémissement d’ailes, en décelait la vraie nature et la fragilité. J’avançais ravi, dans le bois. Je jouissais de l’amère ivresse des arbres sous les yeux attentifs de ces milliers de bêtes, rampantes ou ailées, qui de toutes part m’observaient et attendaient de moi quelque signe de haine ou d’amitié avant de reprendre leurs chants et leurs ébats. Mais ce signe, j’avais beau en sentir la nécessité, je n’en trouvais pas la figure... (Théotime, p.319)

Pas plus que Perceval au château du Graal, Pascal n’a trouvé les mots qui délivrent.

Il n’est pas comme les Alibert. Ceux-ci :

N’ont pris de ces lieux déserts et redoutables que les émanations, les odeurs forestières, qui cicatrisent si bien les blessures, et durcissent la poitrine. (p.435)

Il « cède aux attraits du sauvage ». Comme le Dromiols de Malicroix, mais pour d’autres raisons, il cultiverait volontiers les herbes folles. Sa fixation à la terre passe par l’épreuve et le sacrifice. De toute façon, par la botanique ou par l’agriculture, il lui faut, pour vivre, l’amitié des plantes.

A l’inverse d’une tradition bien établie dans notre poésie, le végétal, dans ces romans, n’est pas une source inépuisable de métaphores. Bien qu’animées, sinon personnifiées, les plantes ne deviennent ni des serpents, ni des monstres, ni des hommes. Les forêts ne se mettent pas en marche. Réciproquement, le reste du monde ne leur est pas assimilé, tout au moins pas de façon explicite, sinon pour reprendre ou rajeunir de vieilles images. Dans Malicroix, à la première neige :

...toute une pluie de légers duvets blancs fleurissaient, par myriades fragiles, à travers l’ombre. (p.210) ;

...Peu de vent, mais un goût de rose dans l’air et les grandes fleurs douces de la neige sur les joues... (p.212)

C’est joli ; mais il y a bien longtemps que le troubadour Raimbaut d’Orange a chanté «la fleur inverse » de l’hiver ! Plus personnelle est la vision qui suit, où le froid et la blancheur suscitent une forêt :

A mesure que j’avançais il naissait en moi de nouvelles formes de plus en plus transparentes. Le monde se purifiait. Parfois un grand oiseau de neige s’envolait d’un arbre de neige et il disparaissait, en faisant trembler sous son vol des milliers de feuilles de cristaux friables. La forêt fictive et fragile frémissait... (p.222).

Avec le glissement des f, le poème est plus musical que les alexandrins de Bosco ; il y trouve son souffle.

Bosco ? C’est le nom que j’ai voulu éviter, et qui s’impose. Il n’a vécu, à la lettre, ni les aventures de Martial ni celles de Pascal, mais il leur prête bien des traits, et, singulièrement, ses rapports avec les plantes.

Sans doute aurait-il aimé, comme Pascal, reprendre des études de botanique. Mais il a une formation classique, surtout littéraire, qui l’a conduit jusqu’à l’agrégation d’italien. Il est donc resté amateur, au sens profond du mot, celui qui aime. Monique Baréa, qui a bien voulu me confier les résultats de l’examen d’une de ses bibliothèques, celle de Nice, y a relevé quatorze titres d’ouvrages traitant des plantes. Aucun n’est vraiment érudit. On n’y trouve même pas les Flores assez complètes de France, celle de l’abbé Coste, celle de P. Fournier, qui permettent une détermination assez rigoureuse. On peut les classer en trois catégories. Les plus nombreux, inégalement illustrés, permettent de reconnaître les espèces, soit de l’ensemble des végétaux, soit plus souvent d’un domaine ou d’un secteur.

En voici un, qui indique un programme, et ses limites :

Bonnier Gaston. Les noms des fleurs trouvés par la méthode simple, sans aucune notion de botanique. Paris, Libr. De l’Ens. (s.d.).

Les autres, dont la liste est donnée en note (14), s’appellent Fleurs de bois, Fleurs des Alpes, Fleurs des eaux et marais, Champs et bois fleuris, Les arbres et les forêts, et, souvenir de longs séjours, Les arbres du Maroc. Tous ces ouvrages s’adressent au grand public et ne recourent à aucun vocabulaire technique. Il n’est pas exclu que Bosco, à Lourmarin ou dans des bibliothèques universitaires, ait consulté des manuels plus savants. Mais les intéressantes photocopies de pages de ses cahiers que j’ai eues entre les mains, n’incitent pas à le penser. On y trouve, en colonnes, des listes mêlant divers types d’appellations, sans aucun recours au latin (15), comme :

Fritillaire, Flèche des eaux, Spirée filipendule, benoîte des ruisseaux, reine des près, etc. Si la plupart de ces termes sont la francisation de noms officiels, la flèche des eaux (alisma) et la reine des près (spirée ulmaine), sont baptisées comme dans nos campagnes.

La deuxième classe d’œuvres porte sur les plantes médicinales. La hiérarchie des titres traduit des ambitions diverses. A côté du Précis de phytothérapie, par H. Leclerc, nous avons :

Plantes de guérison et « Veux-tu guérir ». Les trois ont été publiés après 1950. Bosco, vieillissant, a-t-il cru plus sincèrement aux « merveilleuses vertus des plantes » ? Ou bien est-il resté quelque peu sceptique, comme Rousseau ?

Le troisième groupe ne contient qu’un titre, mais il doit correspondre à des lectures plus larges, sur l’Imaginaire et le végétal : GEVERS Marie. L’herbier légendaire. Paris, Stock, 1949.

Selon toute apparence, Bosco se plaît à retenir les noms, qu’il aime ; il croit - un peu - à la santé par les plantes, et beaucoup à l’essor qu’elles offrent au rêve.

A l’extrême fin de sa vie, jetant un regard « distancié » sur Malicroix et sur le Mas Théotime, Bosco n’y voit pas au premier plan « l’amitié des plantes », mais bien deux formes de lutte pour la vie. Dans le plus ancien l’homme s’oppose aux « forces brutales de la nature : un fleuve qui devient un dieu » ; l’autre est « un drame tellurique, le drame de la terre et de l’homme » car la terre est « une mère terrible ». Il n’en éclaire pas moins l’intercession des plantes, par le recours à ses images premières. Enfant, il voyait, de sa fenêtre, dans la plaine inondable de la Durance proche du confluent, « une Normandie provençale » à la « végétation amène » : avec au loin les Alpilles, « quelque chose de sec et de cristallin ». Mais il y avait beaucoup d’arbres autour d’Avignon, et l’arbre  a joué un grand rôle. C’est un véritable être vivant qui a son sang, qui est la sève  (c’est sans doute pour cela qu’il ne faut pas l’affubler de métaphores). Il poursuit, comme en songe :

Je pense que les arbres ont une sorte de pouvoir magique.

J’ai pris des âmes et je les ai cachées dans les arbres.

Les plantes herbacées et les plantes ligneuses n’ont pour lui ni même nature, ni même fonction, encore qu’il unisse, dans le symbole obscur qui affleure dans Le Mas... un palmier et une rose, qui pourrait être un coeur et que coupe une croix ; encore que l’alchimiste tire ses élixirs aussi bien de la fleur de Delphes, la dauphinelle, que d’un Rameau de la nuit.

Alice PLANCHE

Cahiers Henri Bosco, 21, (1981)

(1) : H. BOSCO - R. YTIER « Henri Bosco ou l’amour de la vie ». Les cahiers de l’Amitié H. Bosco. N°16, déc. 1978.

(2) : Jusqu’à la p.134, dans l’édition du livre de poche qui servira de référence pour les pages : H. BOSCO. Malicroix. Poche Gallimard 1076-1077. (1° éd. Gallimard 1948. Dans ses confidences, Bosco indique qu’il n’a perçu le sens de son roman qu’au-delà de la page 100.

(3) : « Si l’on veut dater ce livre, on peut le situer dans les trois premières décennies du dernier siècle »...

(4) : A. DAVID. « La poétique du fleuve et l’interprétation de Malicroix », Cahier... n°18, 1979.

(5) : CI. GIRAULT. « Propos sur Malicroix ». Cahiers 19/20, 1980.

(6) : Je n’ai pu savoir à quel arbuste correspond ici ce nom.

(7) : C’est le nom courant d’une composée aux hampes mauves, à odeur de vanille, le Petasites fragans, qui fleurit dès janvier.

(8) : Les références des pages renvoient à : H. BOSCO. Le Mas Théotime. Folio n°168 (1° éd. Gallimard 1952).

(9) : Cheldonium majus, papavéracée jaune dont le suc laiteux a eu un usage que rappelle le nom d’Herbe aux verrues. Veronica beccabunga, à feuilles épaisses, à fleurs bleues, dite encore Cresson de cheval.

(10) : Schéma où sont représentés le nombre et la disposition des verticilles d’une fleur : sépales, calice, étamines, pistil...

(11) : L’ancolie, pour la sonorité du mot et pour la forme étrange, a été un symbole pluriel, que j’ai moi-même étudié pour le Moyen-Age, où elle signifia l’amour, la folie, la mélancolie et même l’hérésie.

(12) : Vase poreux où l’eau se rafraîchit par évaporation, très utilisé naguère dans la région méditerranéenne.

(13) : Arnica montana, composée jaune de montagne ; on en extrait une teinture pour soigner les contusions. Parietaria officinilis, plante de la famille des orties, dite casse-pierre ou perce-muraille. A eu divers emplois médicinaux.

(14) : Outre la flore Bonnier, ce sont :

BRODBECK Ch. Arbres et Arbustes, Paris, Payot, Pt Atlas..(s.d.).

CORREVON Dr H. Champs et bois fleuris, Neufchâtel, Paris. Delachaux et Niestlé, 1944.

CORREVON H. Fleurs des eaux des marais, id. 1938.

EMBERGER L. Les arbres du Maroc, et comment les reconnaître ? Paris, Larose, 1938.

LOISEAU J. Les arbres et la forêt. T.1. arbres, arbustes et arbrisseaux, Paris, Vigot, 1945.

RYTZ W. Fleurs des Alpes, Lausanne, Payot, Pt Atlas n°12 (s.d.).

RYTZ W. Fleurs des bois, id. n°14.

RYTZ W. Fleurs des marais, id. n°26.

THROLLIER J. Pour comprendre l’arbre et la forêt. Paris, Hachette, 1927.

(15) : Ces listes renvoient aux pages d’un ouvrage à identifier (les chiffres sont entre parenthèse).