Le charme de Rabat





Le charme de Rabat par Henri Bosco, "Deux Villes sur le Fleuve".


Alors que dire encore qui ne soit superflu ou désuet ? L'ironie même a eu sa part, en marge de ce pittoresque. Il le fallait bien. Le pittoresque un jour ou l'autre attire l'ironie ; c'est une fatale attraction.

Il n'y a que la banalité qui en souffre. Rouvrons un peu ce vieux guide sentimental qu'un excellent lettré, il y a bien quelque vingt ans, a composé, je pense, à son usage, pour se divertir sagement d'un excès de couleur locale.

Un guide pour Rabat et sentimental, cela compte, d'autant qu'il est rempli de bons conseils au voyageur. Un voyageur a toujours besoin de conseils. Ceux-ci ne sont pas négligeables :
"Sois exact aux rendez-vous officiels de la lumière. Ne rate pas l'aurore sur Salé, ni de la pointe des Oudaia, le fameux rayon vert du couchant... Surtout procure toi des livres autres que celui-ci ... et puis entre nous, voyageur riche de loisirs... la sèche nomenclature de ces guides qui te rebutent ne vaut-elle pas mieux que les impressions avec lesquelles d'adroits passants bousculent les rêves que tu pourrais faire ? Les villes exigent qu'on y séjourne et qu'on y vive. Comme les êtres, elles se dérobent aux curiosités, même les plus hautes, pour ne pas s'ouvrir qu'à l'habitude et à la passion... "

Nous n'aurions garde d'en douter. Il y a bien vingt ans que nous habitons cette ville. Or qu'a-t-elle excité en nous ? Est-ce la curiosité, est-ce la passion ?... ou ni l'une ni l'autre ? Car n'est-elle pas le lieu d'élection de l'habitude, l'espace humain où celle-ci nait le plus aisément, où elle s'implante, se noue, propage ses racines, développe ses frondaisons les plus monotones ?

On dit, ou plus exactement on le murmure ; car tout devient murmure en pays d'habitude et d'assoupissement. Ceux qui savent me comprendront, Rabat est une ville du sommeil.
Je ne veux pas dire par là qu'on y dorme. On y somnole. J'y somnole aussi, naturellement.
Somnoler n'est pas dormir, mais garder délicatement une ligne de vie flottante entre les rives du soleil et les rives de l'ombre ; glisser à un état second où la vie perceptible semble un rêve dont on ne sait qu'il n'est pas un rêve ; veiller les yeux mis-clos ; entendre au loin ; penser ailleurs ; ne formuler que des nuées mais formuler quand même; n'entrer en rien ; se laisser dériver à l'eau , et perdre pour en suivre un autre et le perdre aussi. De fil en fil l'âme se dénoue, s'éffiloche, se disperse et se fond dans l'être universel. Certes, ce n'est pas une ascèse, mais plutôt une dilution.

Elle a du charme. Et Rabat a ce charme. D'où le tient-il ? Peut-être de la brise humide dont le comble la mer. C'est tout ce que la mer lui donne, mais, nuit et jour, elle l'en fournit par fraîches coulées. L'eau sature le souffle ; elle imbibe les fleurs, les feuilles et le sol ; elle amollit la peau, défibre les nerfs, ralentit le sang ; elle ennuage les pensées, donne du flou aux sentiments, amortit l'imagination et incline l'âme à l'horizontale, ou tend naturellement le corps.

Cette inclinaison, elle n'est point défavorable à quelque rêverie. Elle ne va pas jusqu'à l'abandon , mais elle donne un avant-goût qui n'est pas désagréable. On jouit d'un fléchissement qui a déjà les voluptés d'une courbure ; car on le sait, la volupté vient de la courbe. Mais on ne rompt pas. Rien ne casse, tout plie, et moins en roseau qu'en osier humide.

C'est un état de grâce, mais de grâce flexible, où je vois le signe des Limbes...

Rabat, Cité Yacoub.
... Devenere locos laetos et amoena
Fortunatorum nemorum, sedesque beatas.
Largior hic campos aether et lumine vestit
Purpureo, solemque suum, sua sidera nurunt …


Plus expansive, plus près de la chair, au moins en une rue, la médina prolonge une existence encore vivace et souvent véhémente. Non qu'il y manque les coins de repos, les impasses, les murs de silence et sans doute quelque disposition au loisir et au calme. Mais ces lieux de recueillement, ces murailles de paix, ces clôtures où naît Btëverie, n'y sont-ils pas tout à fait naturels ? J'y suis moins pris par le spectacle de la rue (si coloré, si vif, où chaque geste traduit la passio, chaque parole un désir fort) que par l'invisible présence de a qui se tait, et qui veille.

Il y a en effet, dans toute médina, une vigilance secrète. Vigilance aux paupières lourdes qui, somnolente et menti ve, l'œil mi-clos, ne se perd jamais dans le déroulement des songes. Car, semble-t-il, les songes flottent indéfiniment sur ces maisons, ces jardins fermés, ces âmes taciturnes. Tout veille, mais à feu couvert, et les murs mêmes vous surveillent.

Ce n'est là, il est vrai, qu'une impression, mais, à qui a les nerfs sensibles elle communique un léger malaise. Entre ces murailles aveugles, qui vous séparent à la perfection, on a le sentiment, peut-être imaginaire, ne fût-on qu'un passant, d'être indiscret. Qu'une porte s'entrouvre, ou qu'une parole se forme et vous réponde, ce qu'on voit, ce que l'on entend n'est qu'une allusion fugitive tant au secret de la demeure qu'au sens réel de la pensée. Hypocrisie ? non point ; mais naturel besoin d'attente, dignité du geste intérieur et désir de ne joindre à la pensée qu'un mot plus significatif, et cependant moins explicite.

Toute réserve d'âme est riche de sens et dispose d'une étrange puissance : celle du sous-entendu. Ici sous-entendu moins ironique certes que passionné, mais d'une pointe fine qui pénètre bien.

J'aime cette ville inconnue qui double les façades blanches, où de rares fenêtres grillagées dédaignent de vous regarder même de très haut. Elle ne vous épie pas ; elle vous entend qui passez, et votre pas ne la rend pas curieuse. Elle sait qui vous êtes. Les gens le savent, les choses aussi, car ici rien ne vit qui ne se lie à tout ce qui l'entoure. C'est pourquoi rien ne bouge, de peur de tout faire bouger, et de se trahir. On écoute. Il suffit qu'on écoule, quand on vit de pensées patientes et qu'on a une antique connaissance des puissances du temps.

Toutes ces pensées viennent et s'éloignent, simples signes d'une méditation inachevée. Elles évoquent une image infidèle peut-être... Infidèle ou désuète, mais qui me plaît. Du moins, en occupant l'esprit, m'empêchent-elles de décrire. Rien n'est plus démoralisant que de décrire, ni plus vain. Le pittoresque nous égare, fausse le jugement et sous l'oripeau cache l'âme. Il faut, en pays exotique, fuir l'exotisme, et ne prendre de la couleur que sa vibration invisible, du décor fastueux et insolite que la féerie intérieure dont il provoque le rayonnement...

Pour nous qui n'avons que des mots pour transférer ces songes, nous nous en tiendrons au jeu des pensées. Toute ville est une pensée, et celle-ci, comme les autres, quoique plus faiblement. Mais que nous importe ? Un beau mur, un mur immaculé, peint à la chaux, est un prétexte suffisant à la méditation ou à la rêverie Et ici les beaux murs ne manquent pas. J'en admire l'exacte nudité.

... D'ailleurs voici l'été. Il est là-bas humide et lent, vaporeux et salin. Il traîne de lourdes buées, du rivage aux faibles collines. Et je suis, loin de ces collines, en pays sec. Cette sécheresse est irradiante. Elle dévore ma mémoire et j'attends le soir, sa brise et un peu de fraîcheur, pour me souvenir. Sans doute (mais faut-il s'en plaindre?) dois-je à la chaleur qui me brûle d'avoir dépouillé cette ville lointaine du Maghreb de ses attributs exotiques. Elle doit, à cette heure, embaumer la cannelle, sentir la grillade, le cuir, et çà et là le chanvre ou la menthe infusée. Sous ses claies de roseaux, le souk est arrosé et l'eau fraîche circule dans des outres ruisselantes. La tentation est grande de les suivre, ces outres où se désaltère, dans un gobelet de cuivre éclatant, un vieillard enturbanné.

Le couloir s'ouvre du fondouk, ou bien de la kissaria qu'un peuplier ombrage ; et les mots, les mots odorants, colorés, sonores, qui peignent sensuellement montent à la bouche. La phrase peinte et compliquée se forme d'elle-même.

Arrêtons-la. Hé ! que ne dirait-elle que d'autres déjà ne m'aient dit ?... A tous ces tons bariolés, à ces épithètes lyriques —qui ne font trembler nulle corde — je préfère, pour évoquer, ce soir, cette ville improbable, un dénuement magique ... Plus improbable encore, plus irréelle, n'est-ce pas là-bas Salé qui s'allonge sur la mer ?... Les nuages aiment Salé, surtout le soir, et leur vaporeuse puissance compose à cette ville des lointains où naissent d'autres villes. Elles se posent sur l'épaule de la terre, et ne sont parfois que maisons de neige, édifices qui flottent aux architectures solubles, dont la fragilité facilite le jeu des fictions intérieures. Fantômes d'un voyage mystérieux, au large, évasives flottes en marche vers de précaires continents qu'illumine le soleil du soir.

De ma fenêtre qui est vaste, je les vois sur vingt lieues d'eaux pâles ces pensées et ces constructions imaginaires sortir de l'onde, grandir sur la ville, se perdre à l'horizon, et l'esprit de la mer me souffle dans l'oreille les secrets et l'odeur des célestes escadres... Littérature ?... Et pourquoi pas ?...

La réalité est tout à fait autre, je le sais. Le passé, le présent sont lourds, de cette ville contenue, de cet étroit rassemblement de réflexions, de calculs, de prières et de maisons au lait de chaux qui règlent le sable et la mer horizontale. Evaporés les grands nuages, quoi de plus précis que ces murs, de plus net que ces minarets détachés de l'esprit et tracés sur le ciel comme une épure ? Cette ville est une définition. Que définit-elle ? On ne sait. Elle définit, et c'est tout. Elle est la définition pure... Du moins sous mes yeux, maintenant telle qu'on la voit, retirée, à l'écart de sa gloire. Cette gloire, chargée telle qu'on la voit, retirée, à l'écart de sa gloire. Cette gloire, chargée d'un excès de couleur contredit à ce calme minéral, à cette austérité sanctuaire sans illumination...

Salé, la ville des Corsaires. De quoi encore nous faire rêver ?... Le corsaire, et surtout le Salétin ! Un personnage populaire et romanesque, et d'abord tout costume : le pantalon bouffant, le cimeterre, un anneau de cuivre à l'oreille, une longue moustache noire, le nez en bec d'aigle, le crâne rasé sauvagement, sauf la touffe de poils, et le turban. Le turban compte beaucoup ; un gros turban. Car ce corsaire fait image et image d'Epinal. Il jure, il sacre, il ruse ; sa truculence est merveilleuse ; il aime en ricanant à faire sauter les têtes ; il sent la poudre ; et les captives nues se tordent à ses pieds. Naturellement il boit et il viole. Quand il a bu et violé à plaisir, il saisit sa courbache fustige les pauvres galériens. Les galériens gémissent. Et il rit violemment. C'est un monstre puéril.

Et nous aussi, puérils nous sommes ; nous tous, même les plus savants, qui, en dépit de nos sciences, portons en nous ce corsaire de mélodrame, colosse moustachu à l'œil oblique, qu'un beau jour (et cela fatalement) un esclave malin leurre comme un sot. Il le faut bien.

La morale l'exige et aussi le bon cœur, le bon cœur populaire, qui a besoin de trembler et de s'attendrir. En fait ce corsaire est parfois assez bon diable. Cela est nécessaire aussi. La sympathie secrètement va beaucoup au corsaire — peut-être plus qu'au prisonnier, hélas ! (mais pour ce dernier la pitié devrait suffire). Au fond, c'est surtout sur la mer, dans sa galère, que le corsaire est formidable. Débarqué sur le sol il s'amollit. Il a une maison, une femme, des poules, un petit jardin, une noria. L'esclave s'en occupe. Rien ne dit qu'entre deux croisières le maître ne se mêle pas de soigner ses oranges.

Ecoutons Daniel de Foë :

Le jardin du corsaire !... Je parie bien qu'entre le citron, la grenade le raisin et l'orange, ce bon corsaire élevait des rosés. Peut-être même faisait-il des vers. On peut tout imaginer...