Bosco lu par Bachelard







Henri Bosco n’a pas eu jusqu’ici la place qu’il méritait dans notre bulletin (*). Sans doute chacune de ses oeuvres, jusqu’aux deux dernières qui sont, en la même année 1972, deux romans Le Récif et Tante Martine, ont-elles été analysées comme il se devait. Mais jamais, à ma connaissance, une étude plus vaste n’a tenté de définir la place que tenait le romancier dans la littérature de ce siècle. Hasard malencontreux ? Peut-être. Observons toutefois que cet écrivain discret, et même secret, n’était nullement lié à l’actualité, et son oeuvre elle-même, tournée toute entière vers le pays sans âge de l’enfance et du songe, ne se laisse guère dater. N’y sont présents que les éléments, l’eau (le Rhône, de Malicroix, la Méditerranée du Récif), le feu, bête domestiquée dans l’âtre des mas solitaires ou fauve furieux dans les pinèdes de Sabinus, l’air, brise légère des collines au printemps ou tempête qui soufflette la Camargue, la terre enfin, celle des récoltes et des garrigues, mais aussi tout le règne minéral dont le seuil est la cave au sol noir et humide : les bêtes, tantôt toutes bonnes, au service de l’homme comme l’âne culotte, ou forces maléfiques comme le taureau blanc de Malicroix, le serpent de Monsieur Cyprien ou la harde de sangliers qui ravage le maïs dans le Mas Théotime : les hommes enfin, fermés et muets, habités cependant de sourdes passions et attentifs aux signes qui leur révèlent une réalité autre que celle que nous voyons. En ce monde, au rythme très lent, préludant à de soudains déchaînements, et enveloppé de silence, il s’étend sur des espaces sans limites où se terrent les longues solitudes, et l’âme humaine y est livrée au caprice de l’atmosphère autant qu’aux influences cosmiques des éléments.

Une telle sensibilité, accompagnée d’une entière disponibilité au rêve, est sans aucun doute ce qui retînt l’attention de Gaston Bachelard, le jour où il découvrit Bosco. On sait que le philosophe-poète eut l’intuition, à partir de la Psychanalyse du Feu, d’une étude de l’imaginaire, en référence aux quatre éléments sur quoi reposent les cosmologies antiques, afin de saisir comment notre imagination rêve le monde. Pour mener à bien cette étude, il se mit à recueillir, au hasard d’insatiables lectures, des images, non point images fabriquées, ornements artificiels ou plates copies du réel, mais des images poétiques, c’est-à-dire celles qui donnent une forme nouvelle du monde qui n’existe poétiquement que s’il est sans cesse "réimaginé", et qui par là révèlent notre vision et notre saisie du réel. La lecture de Bosco devait le combler, au point que si l’on rassemble tous les emprunts (simples allusions, épigraphes, citations brèves ou longues), sources d’analyses phénoménologiques, de véritables explications de texte, et plus souvent de développements intermédiaires entre la rêverie et la méditation, on obtient les éléments d’une lecture de Bosco par Bachelard. En dépit de ce qu’il peut avoir d’un peu étroit, cet exercice a son prix, et c’est rendre hommage aux deux que d’approcher l’un à travers l’autre.

Retraçons d’abord brièvement l’histoire de cette rencontre. Bachelard n’a pas découvert Bosco dès le début de son entreprise : ainsi a-t-il écrit la Psychanalyse du Feu (1937), mais aussi l’Eau et les Rêves (1940) et l’Air et les Songes (1942) sans Bosco, si l’on ose dire, qui aurait pourtant admirablement nourri sa quête. C’est dans les deux volets consacrés au même élément, la Terre et les Rêveries du Repos, la Terre et les Rêveries de la Volonté, parus tous deux en 1948, que figure en chacun d’eux un emprunt au même ouvrage de Bosco, le Jardin d’Hyacinthe (qui date de 1946 et qui est le dernier volume d’une trilogie constitué par l’Ane Culotte et Hyacinthe). Découverte fortuite, sans doute, timidement utilisée, mais suffisante pour inciter Bachelard à lire d’autres romans de l’auteur. Lorsque, dix ans plus tard, paraît sa Poétique de l’Espace, on sent qu’il est nourri de Bosco (une dizaine d’emprunts à cinq romans), que certains d’entre eux ont été une révélation pour lui, comme Hyacinthe, «un des plus étonnants romans psychologiques de notre temps», qu’il n’aura jamais fini de lire et de relire Bosco, comme le confirme, trois ans plus tard, la Poétique de la Rêverie, où Bachelard revient plusieurs fois à Hyacinthe (« le plus étrange de ses livres », dit-il) à d’autres romans, mais aussi à un livre de souvenirs, Un rameau de la Nuit, et même à un récit pour la jeunesse, Bargabot. En 1961, un an avant sa mort, Gaston Bachelard publie une de ses oeuvres les plus belles, où la rêverie sur la création poétique devient elle-même, La Flamme d’une Chandelle. Une dédicace : à Henri Bosco. Et l’on retrouve en ce bref essai le recensement de toutes les lampes qui veillent dans les œuvres de ce « maître qui connaît les songes de la mémoire ». L’une d’elles brille dans Un oubli moins profond, paru la même année que la Flamme d’une Chandelle... On peut donc dire que, depuis 1948, Bachelard suivait l’œuvre de Bosco, et qu’avec dix titres, il en connaissait une grande partie. « Nous voulons donc mener nos songes en suivant l’inspiration d’un grand songeur. En suivant Bosco, nous pouvons découvrir la profondeur des rêveries d’une enfance maintenue en ses songes. Nous entrons avec Bosco dans le labyrinthe où se croisent les souvenirs et les songes ».

Il n’est pas possible, hélas, d’ordonner une lecture de Bosco par Bachelard à partir des quatre éléments. Ses maîtres-livres ont précédé cette lecture, et il le regrette lui-même : « Nous emprunterons des exemples à des œuvres que nous avons, hélas ! connues trop tard pour soutenir nos thèses sur l’imagination de la matière, mais qui nous encouragent à poursuivre nos recherches sur la phénoménologie de l’imagination créatrice. » Il écrit cela dans un ouvrage qui apparaît un peu comme le couronnement de son entreprise, la Poétique de la Rêverie (1960) et qui nous permet de bien voir ce que la lecture de Bosco apportait au philosophe-poète. Il fut pour lui « un maître en rêveries poétiques ». Lorsque Bachelard, lisant-rêvant Bosco, le voit exprimer « l’inépuisable réserve de la vie latente » (l’expression est de Bosco), il s’écrie : « Comme il rêve mieux que moi, moi qui rêve tant ! »

Et d’abord ce qui l’intéresse en cette rêverie, c’est le mécanisme de son pouvoir créateur. Ainsi voit-il dans une page de l’Antiquaire « un document qui doit nous aider à prouver que le rêverie est la materia prima d’une œuvre littéraire... Dans le roman de Bosco, c’est un personnage qui parle, mais quand un écrivain atteint à la fois tant de lucidité et cette profondeur, on ne peut se tromper sur l’intimité de la confidence ». Voici cette page : « Nul doute qu’en ce temps singulier de ma jeunesse, ce que j’ai vécu, j’ai cru le rêver, et ce que j’ai rêvé, j’ai cru le vivre... Bien souvent, ces deux mondes (du réel et du rêve) se compénétraient et, à mon insu, me créaient un troisième monde équivoque entre la réalité et le songe. Parfois la réalité la plus évidente y fondait dans les brumes, tandis qu’une fiction d’une étrange bizarrerie illuminait l’esprit et le rendait merveilleusement subtil et lucide. Alors les vagues images, mentales se condensaient, si bien qu’on eût cru pouvoir les toucher du doigt. Les objets tangibles, par contre, devenaient leurs propres fantômes, dont je n’étais pas loin de croire qu’on eût pu passer à travers aussi facilement qu’on transperce les murs lorsqu’on circule dans les songes. Quand tout rentrait dans l’ordre, je n’en recevais d’autre signe qu’une soudaine et extraordinaire faculté d’amour pour les bruits, les voix, les parfums, les mouvements, les couleurs et les formes, qui tout à coup devenaient autrement perceptibles et d’une présence pourtant familière qui me ravissait ». On comprend quel soudain éclairage une telle page put jeter sur la recherche propre de Bachelard. Mais pour nous, quelle merveilleuse clé de l’œuvre même de Bosco ! Combien de pages trouvent leur principe en cet échange de substance entre la réalité et le rêve, et n’est-ce pas là le secret de ce flou qui noie le monde où évoluent les personnages, pour nous envoûter dans les meilleurs romans, nous déconcerter seulement dans les moins bons ?

Mais Bachelard ne se satisfait nullement de voir des mécanismes tourner à vide, et plus qu’eux l’interesse leur emprise sur ce qu’il touche. Aussi n’est-ce pas un hasard si, dans cette Poétique de la Rêverie, les analyses les plus poussées sur les textes de Bosco se répartissent en deux chapitres : les Rêveries vers l’Enfance, Rêverie et Cosmos. Enfance et Cosmos, nous tenons là deux pôles de l’univers de Bosco. L’enfance d’abord. Une des fonction de la rêverie, dit Bachelard, est de « réimaginer notre passé » et de nous maintenir en cette enfance interdite. Et il nous montre qu’il n’est pas de meilleur maître pour cela que l’auteur d’Hyacinthe, roman où une jeune fille convalescente se rebâtit une autre-maison, se donne une autre-enfance, à partir de tout ce qui aurait-du-être, et en tire comme une nouvelle personnalité. Et Bachelard nous avoue qu’à l’école du romancier il apprend les synthèses impossibles « ces lieux de rêves dispersés dans les demeures heureuses sur le cours de ses ans », ajoutant « la maison de l’aimée à la maison du père, comme si tous ceux que nous avons aimé devaient, au sommet, de notre âge, vivre ensemble, demeurer ensemble. Le biographe, histoire en main, nous dirait : Vous vous trompez, l’aimée n’était pas dans votre vie aux grands jours de la vendange. Le père n’était pas aux veillées devant l’âtre quand chantait la bouilloire... Mais pourquoi ma rêverie connaîtrait-elle mon histoire ? » Et de conclure : « Tous nos rêves d’enfance sont à reprendre pour qu’ils gagnent leur plein essor de poésie ». Il suffit de lire Bosco.

A ces «  rêveries vers l’enfance » on pourrait rattacher tous les souvenirs songés que Bachelard a relevés dans la Poétique de l’Espace, et dans la Flamme d’une Chandelle. On y trouverait des odeurs - « l’odeur de rose et de sel » d’une neige d’enfance, « l’odeur de la terre, du blé et du vin nouveau » dont le souvenir donne à Antonin « une vive vapeur de joie et de jeunesse » - des bruits et des sons - le tintement de l’enclume dont les arpèges matinaux égaient l’air du pays pour toute la journée - des gestes maternels et ménagers, comme ces « vieux doigts chargés de vertu », « cette paume généreuse » dont la pression patiente, à force de cire douce et de laine chaude, tire du bloc massif un éclat sourd qui semble monter de l’aubier centenaire et, des fibres inanimées, expriment les puissances latentes de la vie. On y trouverait surtout des rêves de maison (1) : celle de l’Antiquaire, par exemple, qui « fait la charité d’une tour à ceux qui peut-être n’ont même pas connu un colombier », celle de Malicroix surtout, isolée sur son île en Camargue et d’où l’on entend gronder le Rhône, cette Redousse qui par sa vaillance sous la tempête, figure la Résistance de l’homme aux forces hostiles. On y trouverait enfin des lampes, qui sont les âmes des maisons. Dans bien des romans d’Henri Bosco, remarque Bachelard, la lampe est un véritable personnage. « Quand un grand absent fait le vide dans une demeure, une lampe de Bosco, venant de je ne sais quel passé de Bosco, maintient une présence, attend, avec une patience de lampe, l’exilé. La lampe de Bosco maintient en vie tous les souvenirs de la vie familiale, tous les souvenirs d’une enfance, les souvenirs de toute enfance. »

Or voici que tout au fond de cette intimité, dans la solitude de l’enfance reconquise, c’est au coeur même du cosmos que s’enracine insensiblement la rêverie. La présence d’une élément y suffit : le feu qui brûle dans l’âtre de la Redousse, par exemple, un maigre feu de racines de tamaris, mais petit feu tenace qui dure et lentement creuse la cendre. « Ces feux, dit Bosco, ont sur notre mémoire une puissance telle que les vies immémoriales sommeillant au-delà des plus vieux souvenirs s’éveillent en nous à leurs flammes, et nous révèlent  les pays les plus profonds de notre âme secrète. » Et Bachelard, qui devient aussitôt rêveur de foyer devant le feu primordial, commente : « le temps immémorial s’ouvre devant nous quand nous rêvons à « l’enfance » du feu. Toutes les enfances sont les mêmes : enfance de l’homme, enfance du monde, enfance du feu, autant de vies qui ne courent pas sur le fil d’une histoire. Le cosmos du rêveur met dans un temps immobile, il nous aide à nous fondre dans le monde. » Il en va de même avec l’eau, et Bachelard extrait une page d’Hyacinthe où le héros, en rêverie au bord d’un étang, éprouve non pas une évasion, mais une fusion intérieure. « Si, commente le philosophe, sur ce modèle, une psychologie d’univers pouvait être développée en accord avec une psychologie de la rêverie, combien mieux nous habiterions le monde ! ».

Pour quitter l’un et l’autre, revenons aux lampes, puisque les dernières pages que nous avons de Bachelard sont une médiation sur leur fragile lumière. Il est en effet significatif qu’au terme de son essai sur la Flamme d’une Chandelle, après avoir sondé « la solitude du rêveur de chandelle », Bachelard allume une dernière fois toutes les lampes qu’il a trouvées dans l’œuvre de Bosco, comme pour quelque lucernaire - et cet office est, celui-ci, du soir de la vie, avec un ton plus grave et des questions plus insistantes : « Oui, la lumière d’un regard, où va-t-elle quand la mort met son doigt froid sur les yeux d’un mourant ? » Toutes, elles sont là, lampes familiales, lampes intimes, lampes des grandes solitudes, lampes des ancêtres, et il évoque la vieille servante dont le sens quasi liturgique « sait trouver, pour chaque grand événement de la vie domestique, la juste lampe. Telle la vieille Sidonie qui, connaissant la dignité hiérarchique des luminaires, allume, pour une grande attente, toutes les chandelles du candélabre d’argent ». Et c’est alors que Bachelard revient une ultime fois au roman de Bosco qu’il mettait au-dessus de tout, Hyacinthe, pour se livrer à une admirable explication des toutes premières pages, consacrées à l’événement le plus menu qui soit, une lampe qui s’allume chaque soir sur un plateau désert. Mais cette lampe, dit Bachelard, est « le premier mystère d’un roman psychologiquement mystérieux ». Et le voici rêveur de lampe, méditant ce problème qu’est la lampe d’un autre. Admirable exégèse qui recueille toutes les vibrations du texte, en prolonge les échos, en fait les harmoniques et, du commentaire, fait une musique nouvelle. Et pourtant, modestement, Bachelard interrompt son exercice sur un constat d’impuissance : «  mais alors même que nous commenterions ligne par ligne les trente pages écrites par Bosco, serions-nous capables d’en indiquer objectivement les beautés tout à tour délicates et profondes ? Nous avons souvent lu et relu Hyacinthe. Jamais deux fois nous n’avons fait la même lecture... Quel mauvais professeur de littérature nous eussions fait ! Nous rêvons trop en lisant. Nous nous souvenons trop aussi. A chaque lecture nous rencontrons des incidents de rêveries personnelles, des incidents de souvenirs. Un mot, un geste, arrête ma lecture. Le narrateur de Bosco tire-t-il ses contrevents pour cacher sa lumière, je me souviens des soirs où je faisais le même geste, dans une maison de jadis. Le menuisier du village avait découpé, dans le plein des volets, deux coeurs pour que le soleil du matin réveille tout de même la maisonnée. Alors, le soir et tard dans la nuit, par les deux échancrures des volets, la lampe, notre lampe, jetait deux coeurs de lumière d’or sur la campagne endormie. »

Mauvais professeur de littérature ? Voire... Mais admirable maître à lire. Il n’est pas de plus bel hommage d’un poète à un autre poète que de poursuivre la création dans les marges de son oeuvre.

Bernard PLESSY


(*) : Article publié dans le bulletin des Lettres (1978). Nous tenons à remercier l’éditeur de la revue de son obligeante autorisation de reproduction

(1) : Quand, dans sa Poétique de l’Espace, Bachelard écrivait son chapitre sur la Coquille, savait-il que la maison de Bosco, cachée dans les collines de Lourmarin, s’appelait précisément : « La Coquille » ?