Henri Bosco et François Bonjean vus par Ahmed Sefrioui







Evoquer des souvenirs sur François Bonjean et Henri Bosco me ramène aux années heureuses de ma vigueur physique, de mes enthousiasmes et de mes espoirs. Déjà, ma mémoire marque le pas et connaît des défaillances; mes doigts forment péniblement les lettres, et mes yeux s'obscurcissant au moindre effort, je n’aspire plus qu’au repos.

Pourtant François Bonjean et Henri Bosco doivent me replonger dans l'euphorie de la découverte et la joie de la création, alors que la littérature était encore, pour moi un jeu passionnant, de plaisir ineffable.

Viendront plus tard les soucis de bien faire, les angoisses de l'œuvre à achever, à polir et repolir et finalement à livrer à l'indifférence des juges, à la critique de ceux qui se prétendent qualifiés. J'étais fier et heureux d'approcher de près ces hommes d'une valeur incontestable. C’étaient des hommes de valeur, par leur intelligence supérieure, leur modestie, leur ouverture du cœur. Ils m'ont toujours accueilli, avec bonté et chaleur. Jeune, maladroit, prétentieux sans le savoir, avec un bagage intellectuel médiocre, aucun d'eux ne m'a jamais fait comprendre que j'étais loin de mériter une place auprès d'eux.

Ils avaient déjà beaucoup vécu, étudié, affronté la vie et les hommes. Je n’avais, comme excuse, que ma jeunesse, mon innocence; j'avais une profonde admiration pour ces deux écrivains. François Bonjean, mon professeur de lettres, me promenait à travers les textes, à travers les époques, à travers les saisons, constamment préoccupé à m'ouvrir les yeux et les oreilles sur le monde de la pensée, à diriger mon regard vers le centre, là où naît l'émotion, là où naissent les sentiments les plus purs et la joie profonde et authentique de l'être humain.

Nos relations, qui ont pris naissance au collège, devaient se prolonger bien au-delà de ma période de scolarité. Pendant des années nous nous sommes écrit, nous nous sommes rencontrés, nous avons parlé. François Bonjean a continué à me donner des cours, à me guider et m'encourager par ses conseils. Alors que j'étais encore élève au collège, il m'apportait les livres de René Guenon à lire et m'invitait à les méditer. Il a été le premier à me parler de l'Inde et de sa sagesse antique, le premier à me faire entrevoir d'autres univers philosophiques, à d'autres préoccupations des hommes, au-delà des mers. Par leur intermédiaire, j'ai fait la connaissance de Jules Roy, Jean Amrouche, Jean Orieux et bien d'autres artistes. Je leur en suis reconnaissant.

Henri Bosco m'entretenait dans ses lettres de ses livres. J'habitais à Fès à cette époque et il m'arrivait souvent de me rendre à Rabat, je rendais ainsi visite à mes amis qui me recevaient avec chaleur et générosité. Nous parlions des événements mais aussi de mes travaux. Je l'ai peut-être déjà raconté, mais je me souviens avoir reçu de Henri Bosco un compliment qui m'a touché profondément. J'avais déjeuné avec Henri et Madeleine Bosco. Ils m'ont demandé si j'avais écrit quelque chose très récemment. J'ai sorti de ma poche deux ou trois pages et je leur ai lu «Je chante la mer» ; les deux ont accueilli ma modeste prose gravement, après quelques instants de silence. Henri Bosco me dit : « j'aurais aimé signer ces pages ».

C'était la guerre et à Alger gravitait autour de Monsieur «Charlot», éditeur, une pléiade d'écrivains, beaucoup d'entre eux entretenaient des relations avec François Bonjean et Henri Bosco et par ricochet, je participais à ses échanges. Vers cette époque, André Gide vient se réfugier à Fès à la villa Brown, enfouie dans les jardins extra-muros. Georges Abdallah, un disciple de René Guenon qui s'adonnait aux pratiques du Tassaouf, a été engagé au musée du «Bathà» comme agent technique. Cette rencontre était pour moi providentielle. Déjà au courant de l'œuvre de Guenon, Georges Abdallah allait contribuer à mon éducation et enrichir mes connaissances, J'ai mis au courant mes amis. Ils ont ainsi pu par la suite rencontrer le personnage. François Bonjean connaissait déjà Guenon et Henri Bosco allait subir une heureuse influence dans son orientation littéraire. Nos lettres gardent les traces vivantes de ces événements.

Fin 1943, j'ai publié Le Chapelet d'ambre avec une préface remarquable de François Bonjean. Je ne peux résister au plaisir d'en citer un extrait : « Les contes de Sefrioui ont été écrits directement en français. Ils n’en méritent pas moins - là est leur originalité – de figurer comme textes arabes côte à côte avec L'Histoire de Drima, conte folklorique recueilli par Emile Dermenghem et même, et surtout avec La Grande Tayia, œuvre de ce maître du soufisme que fut le poète Omar Ibn al Faridh, cher de tout temps aux lettrés marocains. Bien qu'inventés, ces contes ont, en effet, le même charme, le même parfum que les plus belles fleurs du folklore. Récits et descriptions, irréprochables en tant que symboles, ne le sont pas moins aux yeux des « gens du dehors » de par les dons très particuliers du conteur. Sefrioui promène sur les rues, les boutiques, les jardins, sur les enfants, les femmes et les fleurs, un regard aussi modeste que chaleureux, vrai regard d'inspiré».

extrait de "L'appel du Maroc", p 222, 223, Daniel Roudeau - Institut du Monde Arabe (1999)