Date de publication : 1951 |
L'entrée du sanctuaire est dans la rue Nfissa, près de la mosquée appelée Djamaâ Safir. On vous y conduit toujours. Là passe obligatoirement la promenade officielle. Et d'ailleurs il faut bien que l'on vous guide, car, livré à vous-même, vous ne trouveriez pas ce petit cimetière dont l'accès semble confidentiel. Mais c'est là trésor précieux qu'on aimerait à découvrir tout seul par une faveur singulière du hasard. Dans ce cimetière reposent deux Princesses, mortes, dit-on, d'amour pour un beau cavalier. On connaît leurs noms : Fatma Bent Hassane Bcy et Nfissa Bent Hassane Pacha.
Près de leurs tombes, d'autres tombes. Trois vieux figuiers. Tout autour les murailles aveugles et blanches des maisons. Le sol est d'argile durcie ; les murs, passés au lait de chaux, enveloppent étroitement le petit cimetière.
Des brins de laine pendent au figuier. Des bouts de bougie sont collés aux tombes.
Et l'on voit aussi trois énormes chats. Ils dorment. Du moins on le dirait ; car c'est feinte, peut-être. Mais ils sont là chez eux, et mon arrivée ne les trouble pas. L'un, le plus gros, la queue ramenée sous le ventre, strié de gris, dodu, sommeille sur la Princesse Nfissa Bent Hassane. C'est grand sommeil de chat compétent en sommeil, qui savoure bien son repos, l'immobilité de la tombe, et l'odeur rassurante de son poil tiédi par le soleil encore léger du matin. Les deux autres, moins imposants, ont choisi pour dormir des tombes anonymes, et ils les chauffent de leurs ventres délicats. Chacun de ces trois chats dort pour son propre compte, sur ces mortes, hélas ! qui ne dorment plus pour personne. Et ils sont chats, pleinement chats, dans leur exclusivité. Cependant leur âme si dense contient une telle puissance communicative que je les crois liés dans le sommeil par une même sensation de l'être. Je ne dis pas qu'ils aient mêmes pensées, ou, dans l'hypnose naturelle, quelque même songe. Je pressens que ces illusions purement mentales, leurs têtes calmes et indifférentes les perçoivent à peine ; mais ils possèdent un génie secret de l'inexistence elle-même. Leur présence sur ces tombes et la paix, cette paix des bêtes sacrées en communication avec la pierre et l'ombre, dénoncent ce génie. Ce ne sont pas des animaux funèbres, mais des signes vivants de ce qui n'est ni la vie ni la mort, mais immobile empire des puissances...
Ah ! évitons de les troubler ! Car leur fonction est de donner un sens à ce qui n'en a pas, et ici même à ce qui n'en a plus, hélas ! Un sens qu'on ne saurait comprendre, mais dont on sait qu'il est un sens, et, pour informulable qu'il soit à l'esprit, un sens valable ailleurs...
Comme je comprends que, la nuit, ici; viennent des noirs, magiciens du sang et de l'ombre. Avides et de sang et d'ombre, ils sont en quête du surnaturel. On m'a affirmé qu'il en est d'étranges qui hantent ces tombes. Elles ont conservé sans doute un secret prestige et il fascine ces têtes laineuses, ces habitués des démons nocturnes. Tout ce qui tremble sauvagement au seul nom de l'amour cède au sortilège des tombes où de l'amour et de la mort s'enlacent les symboles. Et ce qui tremble ce ne sont pas nos cœurs seulement, mais aussi la peau dure de la darbouka et le bronze du sistre barbare.
Sans bruit s'est glissé dans l'enclos funèbre un mendiant fantomal. Il est très vieux. De la tête au pied un burnous huileux enveloppe sa vermine. Il porte un long bâton. Soigneusement il le pose contre le mur, puis il s'accroupit. C'est un bloc. Il a ramené les pans de son burnous sur sa poitrine ; il y cache ses mains ; mais ses pieds sortent, de vieux pieds d'argile aux orteils écaillés, les pieds insensibles et gris de la misère, moins faits pour la fatigue de la marche que pour les stations dans la boue. La tête est inquiète, ridée ; et le vent, le soleil, la pluie en ont tanné le cuir.
Grise et rude la barbe, une barbe de patriarche encore viril. Bien caché sous l'énorme arcade sourcilière, l'œil ne regarde pas ; mais l'expression est dure, le nez cruel et le pli de la joue bronzée; dédaigneusement amer. L'homme est là. Il n'a rien. Mais il est là. Il porte le monde...
Qu'il pense ou non, qu'importé ? Il me suffit que sa présence ait donné à ces murs, où s'est adossé son vieux corps, un caractère tutélairc. Ce mur abrite l'homme et sa vieille misère humaine familière des tombes et des sanctuaires, où la halte est permise, la paix secrètement proposée par les morts...
La paix !
Mais ce matin la lumière ébranle le monde Avril !... C'est, ô délices ! partout au de hors le printemps. Et ici même ! ... Une herbe délicate croît, inconnue mais bien vivante, sur le: dalles disjointes. Aux trois figuiers les bourgeons pointent, violets et durs ; et çà et là, dans sa peau verte, la figue se forme. Un parfum amer émane de l'arbre où, laiteuse, la feuille pousse. Toute jeune et encore tendre, elle verdit le tronc rugueux. Entre les maisons très hautes et blanches palpite le ciel. Il va du bleu vif à la fleur la plus fine du pêcher... Un merle se pose sur l'arbre et sautille, puis, rassuré, s'immobilise, me regarde attend. Il attend un autre merle. Et les fils de h vierge tombent, glissent, hésitent, montent et s'enfuient sur d'invisibles nappes d'air, elles-mêmes flottantes. (Cet air a la fraîcheur des hautes vallées où les sources coulent encore et descendent des neiges. Car l'eau des neiges se cache sous i terre jusqu'au cœur de l'été. En avril, son ruissellement annonce l'abondance, et on en reconnaît l'odeur, quand la brise a passé sur elles, dans les premiers souffles du Sud, ceux que la terre, encore fraîche de l'hiver, envoie aux villes de la côte où leur descente émeut tout à coup les vergers...
Or c'est là le réveil étrange de la vie. Et je dis bien : étrange, car, parmi ces tombes, si l'herbe et l'arbre ressuscitent, ô vous, hanches fragiles épaules délicates, mains troublées par la tentation, que ne sortez-vous du sommeil ?
...Rien ne bouge. Ni le mendiant, ni les chats ni le merle. Ma question indiscrète n'a troublé personne. La terre monte, jeune encore et toi jours vivante, à l'appel de l'universelle ascension qui attire, en avril, vers le soleil les planètes lentes et lourdes... Qu'importent nos curiosités et a absurdes formes du langage ?... Il fait beau ! Le ciel est si près de la terre que l'on sent l'air enveloppant et velouté qui en émane s'effilocher entre les doigts quand on lève la main pour toucher 1a lumière. Tout joue et si facilement que l'on joue partout de la bienveillance du monde. On vit. Les vents, qui viennent de la mer, cèdent les hauteurs aux vents de montagne. Y a-t-il un nuage ? Il flotte, flocon léger, dans ces parfums qui remontent du Sud par-dessus les crêtes des collines ; car ces parfums errent un peu partout sur le littoral, où les myrtes, les genêts d'Espagne et les cystes exhalent leurs essences tellement amères. De légères vapeurs de pollen et de miel adoucissent les brises. Parfois un souffle plus vif les éparpille, et je connais des sites, très loin dans le Sud, où déjà la ruche et l'amandier tiédissent.
Vivre ! vivre ! ah ! l'ivresse ! la joie ascendante de vivre ! Et quel calme parfait ! Quel calme que celui de la vie pleine, quand on s'y abandonne avec sagesse, c'est-à-dire en jugeant plausibles ses mystères et raisonnables ses contradictions ! Calme non point d'abstention ou d'absence, de séparation, ni d'oubli définitif, mais tranquillité des eaux planes, limpides, des eaux pondérables...
Mais je pense, ou plutôt je parle, et ainsi je romps l'équilibre entre moi et la vie. Je pèse sur moi-même ; je me retiens de céder à l'absurde par prudence, quand il ne s'agit pas d'élucider une ombre, mais de vivre soi-même l'ombre, comme on vît la lumière...
C'est là pure sentimentalité et non point logique exigeante; puérile irritation de ne pas connaître, regret, nostalgie, et révolte obscure contre la mort.
Je le sais.
Ne suis-je pas devant ces tombes où ne persistent plus que des noms inutiles et tendres ? Trop tendres, peut-être... Sait-on quel trouble ils communiquent, ces noms, aux vivants imprudents qui en connaissent et redisent les syllabes suggestives ? Et comment vivre, vivre, en suivant les vestiges invisibles de ces créatures, maintenant dissoutes, qui furent, là, des corps formes, fermes et lisses, pleins de mouvements doux du col à la cheville ?
De leurs âmes je n'ose dire ; mais qui est l'âme, qui ? dont ne témoigne que notre désir d'avoir une âme... L'imaginerai-je, ou réellement puis-je l'entendre ? Est-ce un écho, mon propre écho ? Peut-être ai-je miraculeusement l'oreille sensible au silence et, seul ici, inapaisé, ai-je la vertu d'y trouver des voix. Il faudrait chanter pour pouvoir entendre ; et, à travers son propre chant, n'écouter que le souffle, le murmure Indéfinissable qui lui répond.
Je ne le puis.
Toute ma raison est là qui m'épie. Je la connais mal, mais je la redoute. Le moindre déplacement d'âme l'éveille, l'inquiète et même l'irrite. Et je ne l'aime pas ; j'aime mon âme. Elle le sait bien.
Quel serpent vient de se glisser entre les tombes ? Il surgit. Est-ce en moi ? Et il évoque un autre sanctuaire et d'antiques méditations sur la Connaissance et la Paix... Ailleurs !
… Le site est beau : des ruines, des arbres et des énormes, des milliers d’oiseaux, une source. Souvent, de pieux visiteurs hantent les tombes et parfois, viennent y camper. Alors on entend la «rhaïta » qui est une flûte très enveloppante. Des chants, des battements de mains accompagnent la mélopée. Ils s'accordent familièrement à la grandeur et à la paix du sanctuaire. Grandeur et paix qui font de ce lieu saint un des plus rares, l'un des plus secrets de l'Islam. Du moins à qui, sensible aux signes, perçoit, sous la beauté des formes, la présence d'un sens profond et incommunicable. L'être est là ; on ne sait quel être ; mais il y a un être. On ne peut pas le situer, car il est en deçà et au delà de sa propre présence ; et, inaccessible à la vie mentale, il se tient devant la pensée, qui calcule et qui doute. Le serpent la tourmente avec des nombres et la fascination de ses anneaux multiples qui se soulèvent et se fondent en eux-mêmes. D'insaisissables précisions hallucincnt cette pensée, et peu à peu elle se sépare de l'être pour se retirer dans son propre songe et y peser avec un soin méticuleux les illusions dont l'écoulement est intarissable...
Vaines mesures ! Tant d'infiltrations, tant de racines souterraines, à son insu, travaillent la pensée et en troublent les calculs. Ce ne sont que géométries de la fluidité et de l'éphémère, créations d'étendues perceptibles, conçues pour délimiter la lumière et l'ombre, la vie et la mort, le néant et l'être. On y cherche dans l'inquiétude la satisfaction de l'esprit et l'apaisement. Mais ce qui distingue et sépare ne saurait apaiser. L'heure compte dans les calculs, et il n'y a de paix que parfaitement intemporelle.
Il n'est hélas ! de destin vraiment achevé qu'un destin anonyme, et quelques mots gravés sur me stèle suffisent à suspendre cet achèvement Il n'y a pas de paix pour ces morts dont le souvenir lie encore une ombre à la pierre. L'inscription d'un nom, la moindre prière, le plus humble souhait attirent la curiosité ou la pitié humaine, et alors faiblement les morts revivent dans ces mêmes âmes vivantes qui les plaignent, car elles pensent à leur propre destinée, qui est de mourir à leur tour.
Et moi-même...
Car je suis là, et ces deux noms de filles m'astreignent à cette magie qui ruse sur les tombes avec de simples souvenirs. La terre et l'eau ont dilué les cendres. A qui s'adressent désormais ces paroles intactes ? Leur effacement eût permis au silence de favoriser des destins devenus si parfaitement impersonnels. Les mots, trop doux pour cette terre quand ils viennent des tombes, importunent la contemplation. On ne peut qu'avec peine y être inattentif ; et s'abolir soi-même dans la paix est difficile tâche, quand si tendrement vous parlent encore ceux qui reposent dans le sein de la Station divine et jouissent de l'Unité.
Je le sais. Et je sais aussi ce que peut le mot juste, à l'heure juste de son énonciation...
L'Islam perd ses morts dans l'immensité. Ils rentrent en Dieu. Ils sont Dieu. Leur abolition personnelle est parfaitement accomplie quand, passés dans l’inexistence, ils ont atteint l’Identité complète. Ils n’ont plus d’âme. Ils sont eux-mêmes devenus l’âme du monde. Au delà des oiseaux, des vents et des nuages, plus loin que les astres étincelants du Zodiaque, ils se tiennent au centre. Et le Centre n’est nulle part. Mais Il est.
Ces deux âmes (leurs noms n’étaient-ils pas des âmes ?), comme leurs corps dissous, se sont abolies dans l’inexplicable Unité. Nul intercesseur que moi-même (ou quelque visiteur mieux doué puissances) ne les rend à la vie distincte d'une Outre-tombe plus humaine. De quelque tendre, grave et pur médiateur elles ont manqué en ce monde aux mensonges délicieux et insaisissables. Rentrer en Dieu, après une vie incompréhensible pourtant si chère, est-ce vraiment rentrer en Dieu, et n'être que Lui, être vraiment Lui ?
Ah ! combien me sourirait mieux la pensée de pas m'y perdre, et, illuminé de Ses feux, de rester le même !...
Mais paix !
Ici la captive de l'ombre ne s'apprivoise pas au silence, au repos. Elle offre le regret de n'être plus au monde une éphémère forme de la grâce, le lieu d'élection de l'amour, et, flexible mensonge, celle l'on poursuit sans jamais l'atteindre. Les belles mortes ne sont point patientes que contraignent à l'ombre et à l'effacement les nécessités de la mort. L'oubli leur pèse. L'abolition lente et fatale défait le peu qui reste d'elles, chaque jour, et elles entrent dans le dénuement. Leurs noms seuls, plus sensibles, opposent encore à cette furtive déchéance une identité irréelle. Cependant communiquent-ils à ces Ombres (que je voudrais inconsolables) quelque faible murmure de la vie, fût-ce la simple mélopée de la flûte berbère qui sent encore le roseau du fleuve ? Flûte à demi végétale, dis-leur (dussent-elles en verser des larmes) l'eau fraîche qui circule entre les chênes des montagnes, la fumée du feu domestique odorante de chêne-liège, et ce soupir si simple des jardins qu'on vient d'arroser, à l'entrée du soir, et dont l'argile s'ouvre.
Ce sera l'adieu de la terre, vainement adressé, peut-être, à celles que la terre a déjà abolies. Mais qu'importé ? Plus il est vain le chant que l'on adresse aux morts, plus est, pour les vivants, émouvante sa voix hautement solitaire.
Maintenant la nuit tombe.
Se taire est sage. L'ombre va composer un autre monde.
Déjà le mendiant s'est levé, et, sans me voir, il s'éloigne, appuyé sur son bâton, d'un pas lourd.
Les trois chats ont disparu. Ils ont dû se désincarner, car leur disparition s'est accomplie, sous mes yeux, par évanescence. Ils étaient chats. Du chat ils possédaient la forme et le signe irréfutable. Rien de plus concret que leurs corps, ni de plus chat. Il n'en reste qu'une idée ...
Quelques ombres ont déjà pris leurs places accoutumées, contre les murs, et bleuissent délicatement le lait de chaux.
C'est l'heure d'une autre magie, à laquelle je suis, heureusement peut-être, trop inégal.
Qu'il me suffise, en moi, d'entendre ce que murmurent ces deux Ombres unanimes que je laisse seules ...
extrait de Sites et Mirages, p 149-160, Ed Gallimard 1951